Carl Gustav Jung est reconnu comme l’une des figures majeures de la pensée occidentale moderne ; non seulement son œuvre a eu un rôle déterminant dans la genèse de la psychologie, de la psychothérapie et de la psychiatrie modernes, mais certains de ses travaux ont exercé une véritable influence sur l’histoire intellectuelle et sociale du XXe siècle. Louis Massignon a, lui aussi, été profondément marqué par la pensée de Jung ; entre 1937 et 1951, les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs reprises, et Massignon a pu retrouver dans les concepts-clés de la psychologie jungienne un moyen privilégié pour expliciter certaines de ses plus profondes intuitions.

Carl Gustav Jung est né à Kesswill, en Suisse, le 26 juillet 1875. Son père, un pasteur d’obédience zwinglienne, quitte le canton de Thurgovie pour s’installer avec la famille au presbytère du château de Laufen six mois après sa naissance. Jung fait ses études de médecine à l’université de Bâle et en décembre 1900 il commence son apprentissage au Burghölzli, la clinique psychiatrique universitaire de Zurich. A cette époque, comme affirme Jung dans ses mémoires, les médecins ne se préoccupent pas du malade mental en tant qu’être humain, car l’enseignement psychiatrique se contente simplement de faire des diagnostics. 

C’est Sigmund Freud, à travers ses recherches fondamentales sur la psychologie de l’hystérie et du rêve, qui introduit la dimension psychologique dans la psychiatrie,  ouvrant à Jung une nouvelle voie à suivre. Les deux hommes entrent en correspondance en 1906, pour se rencontrer la première fois à Vienne, le 3 mars 1907. La théorie sexuelle, qui pour Freud représente un véritable dogme à opposer « au flot de vase noir de l’occultisme », divise toutefois les deux savants. Jung comprend bientôt de ne pas pouvoir partager cette orientation et, en 1912, il conteste les positions viennoises sur le rôle déterminant du refoulement de la sexualité. La rupture avec Freud est inévitable. En 1913, lors de la conférence devant la Psycho-Medical Society à Londres, Jung prend officiellement ses distances avec la psychanalyse, en nommant sa théorie « psychologie analytique », ensuite appelée « psychologie complexe ». 

Il débute ainsi un véritable voyage dans les régions les plus profondes de sa psyché, une « confrontation avec l’inconscient » pour essayer d’analyser ses visions et réaliser une auto exploration psychologique. Pendant cette période, il commence aussi à mûrir l’hypothèse à partir de laquelle, au fil des années, il développera sa théorie des archétypes qui sera chère à Louis Massignon. Durant les années 1918-1920, Jung identifie dans le Soi le but du développement psychique de l’être humain, l’archétype central correspondant à la totalité ; il se réalise quand le sujet parvient à intégrer des contenus inconscients à la sphère de la conscience, à travers ce qu’on pourrait définir une approche circulaire ou « circumambulatoire ». 

En 1928, grâce au sinologue Richard Wilhelm et au texte chinois Le secret de la fleur d’or, Jung fait sa rencontre décisive avec l’alchimie. C’est à travers la compréhension de la symbolique alchimique et l’étude des évolutions individuelles et collectives, qu’il parvient à expliciter la notion clé de sa psychologie : le « processus d’individuation ». Pour lui, ce concept désigne le processus à travers lequel un être devient un « individu » psychologique, c’est-à-dire une totalité. L’individualité est pour Jung la forme la plus intime d’unicité d’un être humain, le stade ultime de son développement psychique, qui corresponde à la réalisation de son Soi.

En 1933, Jung et Olga Fröbe-Kapteyn, une spiritualiste anglo-allemande, décident de réaliser l’ambitieux projet d’une étude comparée de l’âme humaine, qui se concrétise à travers l’organisation de conférences annuelles appelées « Eranos » sur le Mont Vérité, à Ascona, dans le Tessin suisse. Le terme grec « eranos » (qui avait été suggéré à Fröbe-Kapteyn par le théologien Rudolf Otto) indique un banquet spirituel où chacun donne et reçoit : la table ronde autour de laquelle se rassemblent les convives est le point central des travaux. Pendant vingt ans, jusqu’en 1952 (dernière participation de Jung), la recherche de structures archétypiques subordonnées au phénomène religieux demeure le principal fil conducteur de ces rencontres sur les rives du Lac Majeur. 

Entre 1937 et 1951, Louis Massignon devient avec Jung l’un des participants les plus assidus de ces conférences. Si sa participation montre d’une part son adhésion claire au projet de Jung et à l’esprit d’Eranos, elle permet d’autre part de dévoiler des aspects inédits du lien entre les deux savants. Massignon cite souvent la psychologie complexe de Jung dans ses écrits, mais c’est en août 1939, juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, lors de la session Eranos dédiée au thème de la renaissance, qu’il instaure publiquement un véritable dialogue avec le psychologue suisse. A l’occasion de cette rencontre, Massignon et Jung échangent par conférences interposées autour de la Sourate XVIII du Coran, al-Kahf (la Caverne), en approfondissant la figure d’al-Khadir et le mythe des Sept Dormants. Vingt-trois ans après cet échange, Massignon continuera d’être inspiré par Jung à l’endroit des Sept Dormants. Dans un passage presque inconnu (paru en 1962, dans la section Addenda de la Revue des Études Islamiques) l’islamologue se réfère à cette conférence et indique que Jung s’était inspiré de son intervention et que lui, à son tour, avait repris l’idée de Jung dans son étude sur les « Nuages de Magellan ». Cette revue, comportant sa dernière contribution sur les Sept Dormants, est en cours d’impression, lorsque Massignon meurt le 31 octobre de cette année.

Après l’interruption des Rencontres à cause de la Seconde Guerre mondiale, Massignon est en 1945  le seul savant de langue française à contribuer au volume d’Eranos Études sur le problème des archétypes, publié à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Jung. Mais c’est dans ses lettres envoyées à Olga Fröbe Kapteyn lors de la mort de Jung en 1961, qu’on retrouve les témoignages les plus profonds du lien entre les deux savants. Ces lettres, conservées dans les archives de la Fondation Eranos à Ascona, ont été partiellement publiées en 2021, au sein de l’ouvrage C.G. Jung en France. Rencontres, passions et controverses. A la lumière des études précédents, elles permettent enfin de confirmer l’hypothèse du lien profond qui liait Massignon à Jung :

« (…) la presse nous apprend la mort de notre cher et admiré Carl Jung, et je viens de vous dire la part que je prends à votre grande peine, avec tous ses amis, avec tous les amis d’Eranos. Il m’a fait goûter, chez un grand savant, “the milk of human kindness” ; pas seulement envers les hommes, mais envers les bêtes, les plantes, et toute la nature. Ça a été un homme œcuménique, et cosmique et je ne puis oublier les moments (trop rares) où j’ai pu m’entretenir avec lui, chez vous et grâce à vous. » (9 juin 1961)

« (…) ce mot exquis qu’il me dit un jour de l’étrange confiance du lézard (“gecko”), qui ne fuit pas la main qui veut la prendre, mais s’arrête et s’abandonne. “Le gecko est innocent, il ne pense pas au mal.” Je pense qu’en mourant, il a fait comme le gecko, qu’il s’est laissé prendre dans la grande main de Celui qui l’a formé, en toute innocence. » (9 juin 1961)

« C’est l’un des quatre ou cinq hommes marquants que j’avais pu connaître ici-bas, et je tiens à vous remercier encore de m’avoir permis de l’atteindre. » (21 juin 1961)

Après la dernière participation de Jung au cercle Eranos en 1952 , Massignon se rend seulement à une autre session en 1955, en prenant ensuite la décision de ne plus s’y rendre jusqu’à sa mort. 

BS



Témoignages

« C. G. Jung, Wiedergeburt und Sura XVIII (ap. Eranos Jahr, 1939, p. 399 et sq.) étudia le verset 9 et l’archétype évoqué par l’espace vide, fajwa, au centre de la Caverne : il correspond – dans l’obscurité, au mesouranisma héliou, à l’exaltation du soleil à midi, – dans l’inconscient de l’incubation à une promesse ressentie de résurrection. Jung se réfère à mes lignes du même volume d’Eranos (p. 12 et 17-20). J’ai repris l’idée de Jung dans mes “Nuages de Magellan” (p. 5, en bas) : le roulis mystérieux imprimé au Sept Dormants par l’izwirâ du soleil les axe vers la qibla mekkoise, vers le Pôle Sud, Suhayl et les Nuages, vers l’Océan Indien des marées et des moussons. » 

Louis Massignon, « Les Sept Dormants d’Éphèse (Ahl al-Kahf) en Islam et en chrétienté », huitième partie, Revue des Etudes Islamiques, 1962, p. 4.


« Je crois qu’il existe une topique de l’imagination, et que cette topique est dynamique ; et qu’elle se réalise concrètement à mesure des événements : en sous-tendant des « lignes de force spirituelle », des fils durcis, à la trame souple de l’histoire matérielle. Que les nœuds de ces fibres, en nombre infime par rapport à la multitude des événements, sont, selon la pensée profonde de Jung, des archétypes psychiques gonflés de sève intelligible, polyvalents pour ceux qui les méditent ; je pense que ces archétypes sont finalistes et onomaturgiques. Finalistes, en ce sens qu’on s’y “reconnaît” et qu’on s’y “retrouve”, quand on a compris et qu’on réalise leurs virtualités subjectives objectivement ; ce sont des intersignes, au plein sens du mot. Onomaturgiques, en ce sens que leur trouvaille confère aux naissances des faits humains leurs noms historiques, imprévisibles statiquement. »

Massignon Louis, « “Les Sept Dormants” apocalypse de l’Islam », Analecta Bollandiana, LXVIII, Mélanges Paul Peeters, II, 1950, p. 257.


« Il y a des instants, des pauses, dans l’histoire des individus comme des sociétés, où l’on est convié à une méditation silencieuse, qui n’est pas une simple évasion onirique hors du travail à la chaîne, due à une causalité cyclique ou modale. Ce silence nous fait goûter, concevoir les  “nœuds” de notre vie avec celle des autres, des coupables qui nous stigmatisent de pitié : acceptant, prosternés, d’être sacralisés par la Sanction. Ces “nœuds” d’angoisse de parturition se desserrent, alors, formant des synchronisations modulées (l’idée est de Jung), nous invitant à participer à notre tour aussi, avec toutes les Compatientes de l’histoire, à une sorte de conception virginale (de maternité innocente) du salut des malheureux. »

Louis Massignon, Parole donnée, Éditions du Seuil, 1983, p. 36.


« Comment Kartini est-elle entrée dans sa légende d’héroïne d’une promotion intellectuelle de la femme musulmane en son pays, alors qu’elle n’avait pu l’entrevoir que comme un rêve ? Constatons, dans le cas de Kartini à Java, comme dans celui de Qurrat et ‘Ayn, en Perse, la résurgence, d’un vieux thème archétypique de l’humanité, l’apparition isolée d’une personne exceptionnelle “sublimée”, d’une femme “masculinisée en héros”, pour l’initiation des autres femmes à une Connaissance normalement réservée aux hommes ; et, au-delà, à la conception d’une Sagesse. Cette apparition étant jumelée avec la diffusion d’une curieuse mutation génétique dans son milieu féminin, mutation plutôt “synchronisée” (Jung) que “causalisée” par l’héroïne qui en devient le symbole et la caution. »

Louis Massignon, « Préface aux lettres javanaises de Raden Adjeng Kartini », Parole Donnée, Éditions du Seuil, 1983, p. 392.


« Sans être un spécialiste, j’ai réfléchi sur la psychanalyse, notamment avec Jung : ce psychanalyste a le “common touch”, il sait participer, par sympathie intelligente, au point de vue “peuple” ; il m’a guéri de cette défiance, de ce mépris hautain de l’intellectuel, qui perd le contact social et qui oublie que ce sont les revendications politiques les plus mal exprimées et les plus amèrement blessantes pour notre amour-propre qui sont souvent les plus authentiques, les plus profondes, les plus fondées. »

Louis Massignon, « L’occident devant l’orient primauté d’une solution culturelle », Écrits Mémorables, I, Robert Laffont, 2009, p. 59.


« Ici et là, nous atteignons le tréfonds des coups de sonde du folklorisme ; ces thèmes n’ont pas été “empruntés”, ils représentent les plus anciens archétypes de l’humanité, foi et espoir dans des Miracles libérant du déterminisme, antérieurs à aucune idolâtrie standardisée : dans une promesse antédiluvienne, issue du Paradis. »

Louis Massignon, « Méditation d’un passant aux bois sacrés d’Isé », Parole donnée, Éditions du Seuil, 1983, p. 415.



Bibliographie

  • Louis Massignon, « Die Auferstehung in der mohammedanischen Welt : I. Die Auferstehung in den sufitischen Einweihungen II. Die Auferstehung im Islam », Opera Minora, I, Dar al-Maaref, 1963, pp. 86-92.
  • Carl Gustav Jung, « A propos de la renaissance », L’Ame et le Soi. Renaissance et individuation, Albin Michel, 1990, pp. 15-60.
  • Barbara Sturnega, « Louis Massignon et Carl Gustav Jung en dialogue à Eranos : al-Khadir et la légende des Sept Dormants », in Hans Thomas Hakl (éd.), Octagon – La recherche de perfection, Scientia Nova, 2018, vol. 4, pp. 151-167.
  • Barbara Sturnega, Louis Massignon et Carl Gustav Jung : una perfetta complementarietà nello spirito di Eranos, mémoire pour l’obtention du diplôme de master en « Expert d’information religieuse dans le pluralisme contemporain », Université de Sienne, 2005. 
  • Florent Serina, C.G. Jung en France. Rencontres, passions et controverses, Les Belles Lettres, 2021.