Ibrahim Madkour (1902-1995)

Tout d’abord étudiant de Louis Massignon à Paris, le philosophe Ibrahim Madkour deviendra bientôt son collègue : au Caire, leur travail au sein de l’Académie de langue arabe, la célébration du millénaire d’Avicenne ainsi que leur intérêt pour le dialogue des cultures seront autant d’occasions d’échange et de collaboration.

Né en 1902 à Gizeh, près du Caire, Ibrahim Madkour étudie à Dār al-ʿUlūm, puis se rend à Paris. Il y accomplit un parcours doctoral en philosophie sous la direction d’André Lalande. Sa première thèse, consacrée à La place d’al-Fārābī dans l’école philosophique musulmane est publiée en 1934. Elle est préfacée par Louis Massignon dont il a suivi l’enseignement au Collège de France et chez qui il s’est rendu régulièrement pour en discuter. Sa deuxième thèse,  L’Organon d’Aristote dans le monde arabe, également publiée en 1934, propose, à partir d’un commentaire inédit d’Ibn Sīnā (Avicenne), un tableau d’ensemble de la logique aristotélicienne dans les sources arabes.  

À son retour en Égypte, en 1935, Madkour enseigne à l’Université du Caire. Quelques années plus tard, il se voit confier plusieurs postes importants et devient ministre des affaires sociales puis membre du Haut Conseil de la Culture en Égypte. Élu membre de l’Académie de langue arabe du Caire, il y travaille avec Louis Massignon, dont il salue le sérieux de l’engagement au sein de cette institution. En 1974, Madkour succède à Taha Hussein à la tête de cette même Académie. Dans le cadre de ce mandat, il coordonne l’édition de grands textes philosophiques, du kalām, ou de la mystique musulmane : Le livre de la guérison (al- Shifā’) d’Avicenne (Ibn Sīnā), al-Mughnī du qāḍī muʿtazilite Abd al-Jabbār, les Illuminations de la Mekke (Futūḥāt al-Makkiyya) d’Ibn ʿArabī, ainsi que plusieurs œuvres d’Averroès (Ibn Rushd). Enfin, soucieux de moderniser et d’enrichir la langue arabe, il coordonne la préparation de 14 dictionnaires scientifiques. 

Proche de Georges C. Anawati, Ibrahim Madkour rencontre également Louis Massignon lors des réceptions données à la Maison dominicaine dans les années 1950. Le philosophe soutient la création de l’Institut Dominicain d’Études Orientales (IDEO) ainsi que l’établissement, en son sein, d’un Centre international d’études de la philosophie arabe et contribue régulièrement, à partir de 1958, aux publications de l’Institut, notamment à ses Mélanges (MIDÉO).   

Avicenne, principal sujet des recherches de Madkour, est né en l’an 370 de l’Hégire (980 EC) et son millénaire fut donc célébré en l’an 1370 de l’Hégire : en 1951 EC. Autour de la commémoration de ce millénaire, Louis Massignon et Ibrahim Madkour ont de nombreuses occasions de collaboration. Madkour, qui dirige le Département culturel de la Ligue arabe, préside le « Comité Avicenne », dont Massignon devient membre à son tour. Madkour préface le Millénaire d’Avicenne, Congrès de Bagdad 20-28 mars 1952, volume publié en arabe au Caire en 1952, qui contient notamment un article de Massignon présentant la contribution de la France à la commémoration d’Avicenne. Enfin, le philosophe égyptien donne en 1954, dans le cadre des Mardis de Dar El-Salam, maison inspirée et fondée par Massignon, une conférence sur « le Congrès d’Avicenne à Téhéran ». Huit ans après le décès de Massignon, en 1970, en cette maison de la paix, Ibrahim Madkour rendra à son maître un vibrant hommage, intitulé « Massignon le mystique », qui témoigne de son admiration pour la personne et le travail du savant français.

Si les études avicenniennes ont connu de grandes avancées au cours des dernières décennies, il est juste de rappeler qu’Ibrahim Madkour compte parmi ceux qui, contribuèrent à édifier la charpente du champ d’étude de la philosophie islamique et que le soutien qu’il a apporté à l’étude critique du patrimoine de la philosophie islamique a contribué au renouveau de la pensée au sein du monde musulman.  

F.O.



Témoignage de Louis Massignon sur Ibrahim Madkour :

« Dans le présent travail, M. Ibrahim Madkour, dont l’attitude de pensée est fondamentalement celle d’un philosophe plus que d’un historien, a poursuivi avant tout, avec une heureuse ténacité, son dessein de nous présenter, dans un exposé synthétique original, le panorama des idées philosophiques d’al-Fârâbî. l’excellente préparation philologique qu’il avait reçue au Caire à Dâr al ʿOuloûm, il a durant de laborieuses années à Paris, ajouté une adaptation vraiment remarquable aux méthodes de pensée occidentales. C’est ce qui donne son prix à cette œuvre qui constitue en français le premier exposé étendu permettant aux esprits que l’histoire des idées intéresse, d’aborder, sous la direction d’un guide qui a su exploiter directement les sources arabes, l’ensemble du système imaginé par le premier grand philosophe musulman. »

Louis Massignon, « Préface » à Ibrahim Madkour, La place d’al-Fārābī dans l’école philosophique musulmane, Paris, Maisonneuve, 1934, p. VII. 



Témoignages de Ibrahim Madkour sur Louis Massignon :

« Il y a une autre maison qu’il me plaît aussi de mentionner : le no 21 de la rue Monsieur à Paris; là, en effet habitait Louis Massignon. Je ne me contentais pas de suivre le cours de ce grand maître au Collège de France, mais je tenais à aller chez lui assez souvent pour lui demander conseil et discuter de quelques problèmes. Il me faut avouer que je dois beaucoup à ce grand arabisant. »

In  Sara Descamps-Wassif, « Les amitiés égyptiennes de Louis Massignon », in Massignon et ses contemporains, J. Keryell (dir.), Paris, Karthala, 1997, p. 283. 


« Massignon était sans conteste, un maître dans le domaine des sources arabes : je ne pense pas qu’aucun de ses grands contemporains, arabes ou arabisants, pût l’égaler dans ce domaine.»

Ibrahim Madkour, préface à « Louis Massignon, Muḥāḍarāt fī tārīkh al-iṣṭilāḥāt al-falsafiyya al-ʿarabiyya », p. V.  


« Plus d’un lien me lie à ces conférences. Un certain nombre d’entre elles se rapportent à la logique arabe, sujet sur lequel je me suis longuement penché vingt ans après que ces conférences eussent été données. Ce fut à l’occasion de la préparation de ma grande thèse de doctorat sur « La logique d’Aristote dans le monde arabe ». A cette époque je ne possédais pas les conférences de Massignon mais j’étais en contact étroit avec lui. Que de fois je profitai de ses observations et de ses orientations. »

Ibrahim Madkour, Préface à « Louis Massignon, Muḥāḍarāt fī tārīkh al-iṣṭilāḥāt al-falsafiyya al-ʿarabiyya », p. VI.


« La première de ces caractéristiques, c’est la pénétration. Massignon est un mystique et vous savez tous qu’un mystique ne se contente pas de l’apparence, il cherche le caché. Il n’accepte pas les choses à la légère. Il aime bien trouver le secret des choses. Cette pénétration, on la retrouve dans ses écrits. Il n’a jamais songé en effet à faire de la vulgarisation (…). Une autre caractéristique de Massignon, c’est la profondeur qui peut se traduire par un mot arabe qu’il aimait beaucoup, ‘usul. Il sentait le besoin de remonter à l’origine, aux sources (…). Une dernière caractéristique des études de Massignon, en tant qu’arabisant, c’est son amour et son attachement. Réellement Massignon aimait la culture arabe. Il s’y est donné toute sa vie (…). Ce qui l’a frappé en particulier, c’est surtout la fraternité qui est si importante pour l’islam. Fraternité entre musulmans et fraternité entre musulmans et autres croyants, chrétiens ou juifs. Pour lancer cette idée de fraternité, Massignon c’est fait provocateur, défenseur, messager (…). »

« Notre monde, pauvre en fraternité et en intimité a besoin de Louis Massignon »

Ibrahim Madkour, Présence de Louis Massignon, pp. 24-25


« L’islam est le frère de la chrétienté et du judaïsme, toutes trois religions abrahamiques (…).  Cette fraternité a rempli le cœur de Massignon et a su si bien former son esprit qu’on peut voir en lui le plus grand musulman parmi les chrétiens et le plus grand chrétien parmi les musulmans. C’est au nom de cette fraternité qu’il a dénoncé les Croisades et l’agression contre la Palestine. Il semble qu’il y ait été poussé par l’exemple de Charles Foucauld. Il y a adhéré en toute sincérité, consacrant sa vie à prêcher la compréhension, la tolérance entre les religions. D’où sa douleur de voir la politique détruire ce qui avait été édifié en Algérie et en Palestine. A cette fraternité sainte, Massignon a voué un double culte à Damiette et au Vieux-Marché en Bretagne, de même qu’il a fondé dans les dernières années de sa vie « Les amis de Gandhi » avec qui il jeûnait et priait : le jeûne et le silence étant, à ses yeux, la meilleure réponse à faire aux despotes et aux agresseurs. Massignon vivait par son âme et pour elle : l’âme commune aux musulmans et aux chrétiens transcende les patries, les races et les partis ; elle est le lien le plus solide entre les hommes. Il plaît à Massignon mystique de s’adresser à Rabi’a Al-Adaweyya comme à Sainte Thérèse et de parler de Hallâj comme de Jeanne d’Arc (…) »

Ibrahim Madkour, « Louis Massignon », L’Herne, 1970, p. 68-69



Bibliographie :

  • ʿUthmān Amīn, Dirassat falsafiyya : muhdā ilā al-Duktūr Ibrāhīm Madkūr [Études philosophiques offertes au Dr. Ibrahim Madkour], Le Caire, 1974.
  • Dominique Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, Paris, Cerf, 2005.
  • Sara Descamps-Wassif, « Les amitiés égyptiennes de Louis Massignon », in Massignon et ses contemporains, J. Keryell (dir.), Paris, Karthala, 1997, pp.  275-287. 
  • Rached Hamzaoui, L’Académie de Langue Arabe du Caire, Université de Tunis, 1975.
  • Zeynab Mahmoud al-Khodeiry, « Ibrahim Madkour (1902-1995) », MIDEO, No 23, 1997, pp. 477-479. 
  • Ibrahim Madkour
    • « Le millénaire d’Avicenne à Téhéran et à Paris », Les Mardis de Dar El-Salam, Vol. 4, 1954, pp. 83-93.
    •  « Louis Massignon », in Cahier de l’Herne Massignon, J.-F. Six (dir.), Ed. de l’Herne, 1970, p. 63-68.
    •  « Massignon le mystique », MIDÉO, No 11, 1972, pp. 301‒306.
    •  Préface à « Louis Massignon, Muḥāḍarāt fī tārīkh al-iṣṭilāḥāt al-falsafiyya al-ʿarabiyya [Cours d’histoire des termes philosophiques arabes], Le Caire, IFAO, 1983, pp. V-VII. 
    • « Louis Massignon l’académicien », in Centenaire de Louis Massignon, Université du Caire, 1984, pp. 35-38.
    •  « Massignon, le grand arabisant », MIDÉO, No17, 1986, pp. 265‒269.
    • « Louis Massignon. Arabisant et Historien », Présence de Louis Massignon, Maisonneuve & Larose, 1987, pp. 23-27 
  • Florence Ollivry, Louis Massignon et la mystique musulmane – Analyse historiographique, méthodologique et réflexive, thèse de Sciences des religions, Université PSL/ EPHE/Université de Montréal, 2019, pp. 280-301, 


Ressources :

Bibliographie d’Ibrahim Madkour d’après le catalogue de l’Institut Dominicain d’Études Orientales