Personnage historique ou figure légendaire ?
Salmân Pâk ou Salmân Fârisî (le Persan) fait partie de ces personnages dont les historiens sont tentés d’en contester l’existence à cause des aspects légendaires de leur biographie.
Louis Massignon, lui, s’est, au contraire, attaché à rechercher dès 1927 les preuves historiques de son existence , attestée par la tradition musulmane mais récusée par ses collègues orientalistes, tel que Levi delle Vida, dans l’Encyclopédie de l’Islam, publiée en 1927.
Grâce à Louis Massignon, on connait donc mieux, en Occident, l’existence de Salmân Pâk (= le Pur) dont il a établi une « biographie classique » en 1934 :
« Né en Perse, et, tout jeune encore, amené au christianisme par une vocation ascétique prononcée, il va de maître en maître, et de ville en ville, s’exposant à l’exil et à l’esclavage ; non seulement pour trouver une règle de vie plus stricte, et le monothéisme rigoureux recherché par les autres hanîf [dont le premier est Abraham], mais pour rejoindre un Envoyé de Dieu, qui lui a été décrit, et qu’il finit par trouver en Muhammad. Admis dans son intimité, Salmân le conseille à la guerre du Fossé [khandaq] et demeure après sa mort, l’ami fidèle de sa famille, c’est-à-dire des Alides, et le défenseur de leurs droits légitimes et méconnus ; jusqu’à sa mort, en Mésopotamie, à Madâ’in ».
Outre ces éléments biographiques, Salmân est identifié à cet étranger de la sourate XVI, 103, ce qui permet de se représenter le degré d’intimité qu’il entretenait avec le prophète de l’Islam :
« Nous savons qu’ils disent : « C’est seulement un mortel qui l’instruit ! » / Mais celui auquel il pense / parle une langue étrangère [le persan] alors que ceci [le Coran] est une langue arabe claire » (trad. Denise Masson).
Au demeurant, pour Louis Massignon, dans ce verset, « il ne s’agit pas d’une dictée textuelle », mais d’une « exégèse » (ta’wîl).
Toutefois, un grand nombre d’épisodes de la vie de Salmân sont rapportés par la tradition shî’ite, et quelques-uns relèvent de la légende « salmâniyenne » : ce Salmân que « les Ismaéliens angélisent » (ils le confondent avec Gabriel) « et que les Druzes divinisent ».
Il est prudent de ne pas trop s’écarter de la « biographie classique » de Louis Massignon, tout en admettant avec lui que la dimension légendaire de Salmân constitue un précieux enseignement d’ordre initiatique, et gnostique.
Deux ou trois traditions, sur lesquelles la plupart des historiens s’accordent, sont à retenir dont l’intervention de Salmân au cours de la Guerre du Fossé, à Médine, en l’an 5 de l’hégire :
« Le Prophète, averti que tous les infidèles ensemble allaient venir l’attaquer, réunit ses compagnons et délibéra avec eux. Tous furent d’avis que l’on devait s’enfermer dans la ville. Salmân, le Persan, dit : Chez nous autres Perses, quand une armée nombreuse vient attaquer une ville dont l’armée n’est pas en état d’aller au-devant de l’ennemi, on creuse autour de la ville un fossé, pour empêcher les cavaliers d’y entrer. Le Prophète et tous ses compagnons approuvèrent ce conseil de Salmân, et le Prophète ordonna de creuser autour de Médine un fossé profond de vingt coudées et large également de vingt coudées. Le travail fut divisé par portions ; chaque portion de quarante coudées fut attribuée à dix hommes. Les hypocrites se moquèrent du Prophète parce qu’il s’enfermait dans la ville. Cependant, il venait chaque jour assister au travail, assis dans une tente qu’on avait construite pour lui, afin que les hommes, en sa présence, eussent plus de zèle. Après un mois, le fossé était achevé » (Tabari, Mohammed, sceau des prophètes, éditions Sindbad, 1980, p. 224).
C’est en cette circonstance que le Prophète aurait déclaré : « Salmân est des nôtres, nous, gens de la Maison » (Salmân minnâ, Ahl al-Bayt) ».
Pour Louis Massignon, cette formule consacre l’adoption de Salmân par Muhammad : « Constitué l’hôte personnel du Prophète (formule solennelle : anta minnâ Ahl al-Bayt), logé dans la tente de Fâtima et ‘Ali, il devient tout naturellement, après la mort du Prophète, leur conseiller spirituel. Non pas pour une politique légitimiste dont ‘Alî ne concevra l’idée qu’après la mort de Salmân, mais pour certains actes familiaux typiques. » Par ailleurs, à la mort du Prophète de l’Islam, il « aurait dit, discrètement mais devant témoins, en regrettant l’élection brusquée d’Abû-Bakr, le premier Calife (en 632 AD) : « Vous avez (bien) fait, et vous n’avez pas (bien) fait » – sous-entendu : en écartant ‘Ali. Cette phrase célèbre – en arabe : ‘amiltum wa-mâ ‘amiltum – est rapportée, par les Shî‘ites, en persan : kardid-o nâ-kardid » (Vincent Mansour Monteil).
Salmân fut nommé ensuite gouverneur (walî) de la ville de Madâ’in par le calife ‘Umar. C’est en cette ville, « à l’immense prolétariat artisanal », qu’il mourut entre 20 et 30 de l’hégire. Au moment de mourir, il fit répandre un peu de musc, et « réclama d’être laissé seul, toutes portes ouvertes : comme dans l’attente de visiteurs invisibles ». Or, il ne s’agissait pas d’anges, disent les shî’ites, mais de l’Imâm Alî en personne, « qui aurait été transporté miraculeusement de Médine, pour l’assister ».
Louis Massignon est mort seul lui aussi, mais nous connaissons le nom de ses visiteurs invisibles, de ses intercesseurs.
Salmân est enterré au désert, au bord du Tigre, en proximité du palais de Ctésiphon, le Tâq-e Kisra. C’est à cet endroit que Louis Massignon connut sa conversion à Dieu, le 3 mai 1908. On comprend qu’il se soit recueilli si souvent sur la tombe de Salmân, « de 1907 à 1958 ».
Présence de Salmân Fârisî dans la vie de Louis Massignon
Salmân occupe une place unique dans la vie de l’orientaliste, à égalité, si l’on peut dire, avec le « martyr mystique de l’Islam », Mansûr al-Hallâj. Il en a fait lui-même la confidence à Mary Kahil, le 21 février 1934 :
« Ici, je vais livrer bataille. Tâcher de toucher le cœur de Dieu, comme j’ai trouvé, il y a vingt-cinq ans, dans l’Islam, cette pierre d’attente [al-Hallâj]. Je pense maintenant que dans Salman, j’ai trouvé une seconde pierre d’attente ».
C’est ainsi que le compagnon du Prophète de l’Islam est entré peu à peu dans la vie de Louis Massignon, inaugurant, en 1934, une nouvelle phase de son existence, exactement de la même manière qu’avec la rencontre de Mansûr al-Hallâj avait commencé une première période (1908-1934). Mais aussi, de manière plus intime, il a confié ceci de son « raid au désert », lors des semaines qui ont précédé sa visitation de l’Etranger :
« Il fallut mon isolement, en caravane, au désert de Kerbéla et Nejef (printemps de 1908) […] pour que je participe (et « souffre ») à la vie de serments et de vœux des pèlerins aux Ziyârât shî’ites d’Iraq […]. Expérience personnelle avortée, secrète, qui n’émergea consciemment sur le terrain de mes recherches scientifiques que vingt ans plus tard, quand mes missions en Syrie m’amenèrent chez les Alaouites à me lier d’amitié avec des Nusayris qualifiés… » (« Les Nusayris », 1959, Opera minora, I, p. 623, et Ecrits mémorables, II, p. 664.)
C’est effectivement au contact de ces shî’ites extrémistes qu’il a fait la connaissance de la figure de Salmân, en 1927. Son ami Riad Solh, premier ministre libanais, établira, pour sa part, le lien entre al-Hallâj et Salmân (en 1934) :
« Savez-vous, lui dit-il, que Salmân est très important pour nous musulmans ? C’est l’origine de notre mystique. Vous avez étudié déjà al-Hallâj, mais, là, c’est très différent, Salmân, c’est la source… ».
Le 30 mai 1933, déjà, à l’occasion d’une conférence au musée Guimet, Louis Massignon avait constaté : « J’entrevois le rôle historique probablement capital de l’ami de Muhammad, Salmân Pâk ».
L’année 1934 est l’année Salmân par excellence : son article, « Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’Islam iranien », paraît dans un Cahier de la Société des Etudes Iraniennes. Il sera traduit en arabe en 1946, par le philosophe Abdurrahmân Badawî (1917-2002) qui fut son élève. Un autre de ses élèves, un iranien, Ali Shari’ati (1933-1977), le traduira en persan en 1968.
Depuis Bagdad, il annonce à Mary Kahîl : « J’irai donc, Dieu aidant, prier à Ctésiphon, près de la tombe de Salmân » et le 7 mars, il lui écrit : « J’ai pu aller cet après-midi me recueillir sur la tombe de Salmân et sur celle d’al-Hallâj. » A partir de ce moment, il s’est considéré comme un compagnon de Salmân.
Pour son retour en Orient, après la seconde Guerre mondiale, sa première Mission culturelle, il prononce le 24 janvier 1945, une conférence sur Salmân Pâk, au Caire, à Dar el-Salam. En 1951, ce sera une nouvelle conférence, en arabe, à l’Académie de Bagdad. L’année suivante, son importante étude sur la « Futuwwa » met en évidence la place prééminente de Salmân à l’origine « des initiations artisanales musulmanes », car Salmân, selon une tradition, « était barbier, donc chirurgien, et circonciseur ». Louis Massignon avait remarqué très tôt qu’« aucun compagnon de Mohammad n’a eu un rayonnement posthume comparable, dans les couches profondes du peuple musulman ». Au soir de sa vie (1962), enfin paraîtront quelques pages intitulées « Nouvelles recherches sur Salmân Pâk ».
Dans toutes ses recherches au sujet de Salmân, sont représentées, à côté de la tradition sunnite (le Salmân historique), les traditions shî’ites (le défenseur des Alides) et même « ultra-shî’ites » (Salsal, de son nom gnostique, le Sîn des trois prototypes spirituels – le ‘Ayn figurant ‘Alî, et le Mîm, Muhammad) de la légende salmânyenne.
La passion de l’Unité
Salmân al-Fârisî est l’un des Intercesseurs de Louis Massignon, au même titre que Mansûr al-Hallâj. Cependant, le premier revêt une plus grande importance à ses yeux parce qu’il est aussi, comme lui, un étranger, un « non-arabe ». Salmân appartient, en effet, à ces mawâlî, qui, dit-il, « ont procuré à l’islam depuis les origines la majorité de ses piliers (= abdâl) ». Et, surtout, en tant qu’adopté de Muhammad, Salmân trace la voie d’une adoption que Louis Massignon va revendiquer pour lui-même, et qui évoluera depuis l’hospitalité bagdadienne des Alussy, en 1908, vers son adoption par le monde arabe, durant les années 30 – « Ma patrie (spirituelle), – c’est le monde arabe » (1940). C’est ainsi qu’il écrira dans sa conclusion au Signe marial (1948) :
« La civilisation arabe est, sauf, erreur, la seule où l’immense majorité des écrivains qui ont dit quelque chose est composée d’étrangers, d’hôtes, divinement, « mawâlî ». Et la tradition religieuse musulmane est la seule, sauf erreur, où l’on croie que les hommes de sacrifice et de prière, les amis du Dieu d’Abraham, qui entretiennent la vie spirituelle et matérielle de la Communauté islamique, sont des étrangers à l’arabisme, des hôtes encore : ghurabâ, des enfants perdus au-delà des frontières visibles. Puissent-ils en rencontrer, en adopter, « fî’sabîl Allâh », et beaucoup, parmi nous ».
Dans les années 50, en revanche, c’est d’une autre adoption qu’il s’agit, plus intime, celle des Gens de la Maison eux-mêmes, les Ahl al-Bayt, comme ce fut le cas pour Salmân. C’est ainsi qu’il faut comprendre son intérêt pour la Mubâhala de Médine, à laquelle Salmân a assisté aux côtés des Cinq sous le Manteau, le Prophète, sa fille Fâtima et son gendre, ‘Alî, leurs deux enfants Hasan et Husayn. Ainsi s’explique surtout sa dévotion pour la fille du prophète de l’Islam, Fâtima Zahrâ. On en trouve la trace dans son testament spirituel à Henry Corbin, où il évoque son intimité avec elle et avec Salmân, son ami secret : « Je compte sur vous en premier pour défendre l’amitié sacrée que Dieu m’a inspirée pour Mansûr Hallâj et pour Fâtima Zahrâ, et, à travers eux pour Salmân et pour Muhammad » (17 septembre 1959).
Mais aussi, témoin de la sincérité du Prophète de l’Islam, après avoir été chrétien, Salmân ne pouvait manquer d’inspirer à Louis Massignon la position qu’il défendra jusqu’à la fin de vie « au terrain de contact spirituel entre la Chrétienté et l’Islam », position abrupte, certes, qui fut mal comprise parfois de ses contemporains, mais qui sera inspiratrice d’une nouvelle approche de l’Islam au sein de l’Eglise catholique : elle aboutira, grâce aux interventions de Mgr Descuffi, à la déclaration Nostra Ætate (promulguée en 1965).
Enfin, « défenseur des Alides », à la manière de Salmân, Louis Massignon le fut assurément, lui qui tenait les shî’ites pour les « légitimistes de l’Islam ». C’est d’ailleurs sous cet aspect qu’il faudrait évoquer en Salmân, après l’Intercesseur, l’Initiateur de Louis Massignon, dans le secret du cœur, qui lui découvrit le mystère de Fâtima Zahrâ, ce qui avait tant frappé le philosophe iranien Ali Shariati.
Dans un article de 1992, j’avais conclu que Louis Massignon pouvait passer pour un Salmân de notre temps, parce qu’il avait été adopté lui-même par le monde arabe, et surtout parce qu’il se sentait « logé sous la tente de Fâtima et de ‘Alî », à l’imitation de Salmân. On peut, trente ans après, confirmer l’hypothèse et rappeler que le vœu le plus cher de Louis Massignon, typiquement d’inspiration salmânyenne, est resté, à travers les années, sa passion de l’Unité, car « l’Essence divine est-elle autre chose que PASSION DE L’UNITÉ, de l’Amant et de l’Aimé dans l’Amour » (Lettre à Henry Corbin, 17 septembre 1959).
JM
Citations de Louis Massignon :
« Salmân vit trois lueurs et sut qu’elles devaient avoir une signification. Il en demanda l’explication au Prophète, qui lui dit : « Les as-tu vues, Salmân ? A la lumière du premier éclair, j’ai vu les châteaux du Yémen ; à la lueur du second, j’ai vu les châteaux de Syrie ; à la lumière du troisième, j’ai vu le blanc palais de Kisra [le Tâq-e Kisra]. Par le premier Dieu m’a ouvert le Yémen ; par le second, il m’a ouvert la Syrie et l’Ouest ; et par le troisième il m’a ouvert l’Orient » (Mohammed al-Wâdiqî).
« C’est lui, l’ami parfait, le confident inspiré, qui, là où la « vue » imposée au Prophète coïncidait avec des passages de l’Écriture sainte, lui « en ouvrit le sens » chrétien (les Druzes l’identifient à Lazare, qui, selon eux, a inspiré Jésus) ; – en présence des dédoublements de conscience produits par d’intermittentes suggestions angéliques – que Salmân pouvait-il de plus, sinon insister sur le caractère supra-angélique, incréé, du Roûh, de l’Esprit Saint : cela que ‘Alî retiendra de lui, après Mohammad ? Après sa mort, il fut le seul à défendre la continuité spirituelle de son œuvre, à affirmer qu’elle devait être confiée à son seul héritier légitime, ‘Alî, et à exhorter ce dernier, hésitant, à prendre conscience de ses devoirs de chef de droit divin. »
Louis Massignon, « L’Hégire d’Ismaël » (1935), in Les trois prières d’Abraham, cerf, 1997, pp. 84-85.
« La liturgie shi’ite, qui a transféré la date de la fête de la Mubâhala du 4 shawwâl au 21 ou 24 ou 25 dhû’lhijja (et de l’an 10 à l’an 11), en fait essentiellement la fête de l’adoption spirituelle des Mawâlî (= clients non-arabe, convertis à l’Islam) par les Ahl al-Bayt : dans la famille du Prophète. Aussi Salmân, le premier mawlâ adopté par le Prophète (formule : « anta minnâ, Ahl al-Bayt »), est-il présent à la Mubâhala, où il joue un rôle essentiel, d’explicateur du mystère, d’ange annonciateur (identifié à Jibrîl), voire d’arbitre. Entre les Cinq Muhammadiyens siégeant, nimbés de gloire, sous le Manteau, et leurs contradicteurs chrétiens stupéfaits, Salmân, en avant des autres mawâlî, leur explique la scène. Disciple du Christ, Salmân a pour mission de reconnaître dans cette glorification Muhammad et des siens, dans cette théophanie, une nouvelle manifestation de ce même Esprit Divin qui a oint le Messie pour la royauté. »
Louis Massignon, « La Mubâhala de Médine et l’hyperdulie de Fâtima », Parole donnée, le Seuil, 1983, pp. 158-159, Opera minora, P.U.F., I, 1969, pp. 561, Ecrits mémorables, Robert Laffont, 2009, I, p. 234.
Citations d’Henry Corbin :
« Salmân Pâk, Salmân le Pur, ou Salmân Pârsî, Salmân le Perse. Dans la « courbe de vie » de ce fils de chevalier mazdéen, passant par le christianisme, puis s’en allant à la Quête et à la rencontre du Vrai Prophète, pour en devenir le compagnon d’initiation, et, finalement, être l’adopté de la Famille Sainte, Massignon voyait à la fois le destin symbolique d’un précurseur et le destin spirituel d’un initiateur, dont la fidélité d’ami inspire le vœu formulé dans la prière du pèlerin shî’ite qui se rend à sa tombe (à Madâ’in-Ktésiphon) : « Que je vive et meure ami fidèle, comme toi… qui n’as pas trahi ».
Il discerna fort bien que le dévouement de Salmân à la cause shî’ite donne tout son sens au célèbre hadith dans lequel le VIe Imâm, l’Imâm Ja’far Sâdiq, déclare : « L’Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié comme il était au commencement. Bienheureux les expatriés », c’est-à-dire ceux-là qui défient les évidences imposées pour s’en aller à la quête de la pure gnose dont l’Imâm est l’initiateur. Et c’est pourquoi, dans ce qu’il appelait « les prémices spirituelles de l’Islam iranien », Massignon discernait très justement la présence d’une gnose plus ancienne, présence qui garantit et atteste la continuité de la conscience religieuse iranienne. Car la naissance de l’Islam iranien ne s’explique en dernier ressort ni par les circonstances politiques extérieures, ni comme le résultat d’une conciliation rationnelle advenue après coup, mais, ainsi qu’il l’explique en deux lignes admirables, comme résultant « de l’acceptation ardente d’une foi nouvelle et surnaturelle par un milieu de vieille culture qui, à la lumière de sa nouvelle croyance, contemple l’univers visible à travers le prisme illuminé de ses anciens mythes ».
Henry Corbin, « Louis Massignon », Cahier de l’Herne, 1970, p. 60.
Citations de Salah Stétié (1929-2010) :
« D’origine perse, il se nommait Salmân. Il était né dans le village de Jayy, non loin d’Ispahan, de parents zoroastriens, puis, devenu chrétien, il avait, jeune encore, gagné la Syrie. Par la suite, il avait vécu en Iraq où il fut le disciple de plusieurs sages nazaréens jusqu’au jour où l’un d’entre eux, à l’article de la mort, lui eut déclaré que le moment était venu où un nouveau prophète allait apparaître : « Il sera envoyé avec la religion d’Abraham et se manifestera en Arabie où il émigrera de son foyer natal vers un lieu situé entre deux coulées de lave, une contrée de palmiers. Ses signes seront évidents : il mangera d’une nourriture offerte, mais non si celle-ci est donnée en aumône, et, entre les épaules, il y aura “le sceau de la prophétie”. » Salmân résolut donc de rejoindre le prophète annoncé et paya un groupe de marchands pour qu’ils l’emmènent avec eux en Arabie. Mais, près du golfe d’Aqaba, au nord de la mer Rouge, les marchands le vendirent comme esclave à un juif qui le revendit à l’un de ses cousins de la tribu des Bani-Qurayza à Yathrib [Médine]. Ayant entendu parler de l’arrivée prochaine de Muhammad à Médine, Salmân fut instantanément persuadé que c’était là le prophète qu’il appelait de ses vœux. Il sortit furtivement de la maison où il servait et, de nuit, se rendit à Qoûba. Il le trouva assis au milieu de nombreux compagnons et, bien que sa conviction fût déjà faite, il s’approcha de l’hôte central et lui offrit un peu de la nourriture qu’il avait apportée, précisant qu’il la donnait en aumône. Muhammad dit à ses compagnons d’en manger, mais lui-même n’y toucha pas. Salmân souhaitait voir aussi le « sceau de la Prophétie », mais n’y parvint pas. Il rentra cependant à Yathrib, le cœur plein de joie et d’espoir : le premier de tous les étrangers, il avait reconnu celui dont on lui avait dit qu’il allait venir. Affranchi par la suite, et passé à l’Islam, Salmân Pâk – « Salmân le Pur » – aurait indiqué à Muhammad les antécédents bibliques de certaines des fulgurantes intuitions de celui-ci et l’aurait rassuré, chaque fois qu’un doute s’emparait de son esprit à cause du « susurrement d’Iblîs » au tréfonds de sa conscience, quant à la véracité de sa mission. La sîra affirme d’ailleurs que Muhammad finit par convertir son démon personnel, ce génie malfaisant qui accompagne les pas de chacun. Salmân al-Fars, Salmân le Persan, témoin du mystère jaillissant de la Prophétie, sera perçu par la mystique soufie comme l’un de ses inspirateurs illuminants. »
Salah Stétié, Mahomet, Albin-Michel, 2001, pp. 132-134.
Bibliographie .
- Louis Massignon, « Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’Islam iranien », Société des Etudes Iraniennes, Cahier n° 7, 1934. [L’article a été repris dans Parole donnée, Denoël, 1962, (Le Seuil, 1983, pp. 98-129). Les Opera minora le reproduisent, P.U.F., 1969, I, pp. 443-483, ainsi que les Ecrits mémorables, Robert Laffont, 2009, II, pp. 576-613.]
- Louis Massignon, « La Mubâhala de Médine et l’hyperdulie de Fâtima », Parole donnée, le Seuil, 1983, pp. 158-159, Opera minora, P.U.F., I, 1969, pp. 561, Ecrits mémorables, Robert Laffont, 2009, I, p. 234.
- Louis Massignon, « La « Futuwwa », ou « Pacte d’honneur artisanal » entre les travailleurs musulmans au Moyen âge », Parole donnée, Denoël, 1962, (Le Seuil, 1983, pp. 349-374) ; Opera minora, P.U.F., 1969, I, pp. 396-421, et Ecrits mémorables, Robert Laffont, 2009, II, pp. 613-639
- Louis Massignon, « Nouvelles recherches sur Salmân Pâk », 1962, in Ecrits mémorables, Robert Laffont, 2009, II, pp. 639-642.
- Louis Massignon, « L’Hégire d’Ismaël » (1935), in Les trois prières d’Abraham, cerf, 1997, pp. 84-85.
- Jean Moncelon, « Salmân Pâk dans la spiritualité de Louis Massignon », Luqmân, Presses Universitaires d’Iran, Automne-hiver 1991-1992.
- Amélie Neuve-Eglise, « Salmân le Perse, du mazdéisme à la vocation d’Initiateur mystique de l’islam », Revue de Téhéran, n° 36, novembre 2008. [Cet article très complet rappelle aussi l’importance de Salmân Pâk dans la spiritualité de Louis Massignon.]
- Christian Jambet, Présentation de « Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’Islam iranien », in Ecrits mémorables, Robert Laffont, II, 2009, pp. 576-577.