Hugo Chieze | Publié le |
Jacques Derrida, Hospitalité – volume II – Séminaire (1996-1997), Seuil-Bibliothèque Derrida – 356 p, Novembre 2022
Ce second tome d’Hospitalité propose le texte du séminaire tenu à l’EHESS par Jacques Derrida, il y a 25 ans de cela, entre novembre 1996 et juin 1997. Texte largement rédigé par l’auteur, mais rédaction susceptible de modifications, légères, lors de sa lecture. C’est là, sans doute aucun, à date relativement récente, une des plus importantes analyses menées sur la pensée et la figure de Louis Massignon, analyse philosophique mobilisant comme matériau de réflexion, entre autres, les corpus biblique et coranique mais également des éléments biographiques.
Intégré dans un questionnement global sur la question de la « responsabilité », ce séminaire participe d’une réflexion plus spécifique sur la personne de « l’étranger », sa définition, son accueil ou son expulsion, l’explicitation des notions de « visite », de « substitution » et d’« invitation ». Une réflexion menée conjointement, ce qui est important, avec une méditation sur l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, se croisent ainsi et entrent en résonnance « la singularité et l’originalité des deux pensées, celles de Massignon et de Lévinas » (p. 156). Jacques Derrida avoue avoir cherché, en vain, des mentions de l’un et de l’autre dans leurs œuvres respectives. Les deux hommes fréquentant, sans s’y croiser, après la guerre, les mêmes milieux intellectuels (groupe Dieu vivant, Collège de philosophie de Jean Wahl) (p.155) Le face-à-face Massignon/Lévinas porte sens, pour Derrida, bien au-delà de sa simple historicité : « Il s’agit plutôt d’une configuration structurelle et historique, historiale même, que je juge signifiante, éclairante et provocante pour nous. Elle donne à penser, elle invite à penser. » (p.156)
Premier point important : Derrida ne limite pas Massignon à sa seule œuvre publiée, à son unique corpus textuel, mais prend en considération une « vie » qu’il n’hésite pas à qualifier d’« extraordinaire » (p.154) et de « peu commune » (p.159). Se basant sur les ouvrages disponibles à l’époque (première édition, chez Plon, de la biographie de Jean Moncelon et Christian Destremau ; thèse de Pierre Rocalve, Massignon et l’Islam, 1993 ; L’Hospitalité sacrée de Jacques Keryell, 1987 et les actes du colloque Présence de Louis Massignon, 1987), il en effectue une rapide synthèse (p. 158/159), dont le déroulé est intéressant : partant de la date de décès de LM, 1962, il mentionne tout d’abord son engagement pendant la Guerre d’Algérie (rappelons que Jacques Derrida est né dans une famille juive algérienne, à El-Biar, en 1930, et qu’il publie son premier ouvrage l’année même de la mort de LM) pour ensuite évoquer sa carrière académique, son lien à Foucauld, l’homosexualité, son enseignement au Collège de France, la Première Guerre mondiale. La conversion de Louis Massignon étant évoqué en ces termes : « Massignon était chrétien et avait connu une sorte de conversion de chrétien au christianisme, conversion quelque peu comparable à celle d’un Pascal ou d’un Claudel » (p.155). La question de l’antisémitisme, en lien avec les deux lettres de 1938 citées dans l’Hospitalité sacrée, faisant état d’une crise antisémitique chez Massignon et d’une brouille consécutive avec Georges Cattaui et les Maritain, est évoquée en fin de volume (p. 341 et 342)
Mais ce qui est, bien évidemment, au cœur de la lecture de Derrida s’avère ce thème de l’hospitalité qui motive le séminaire, hospitalité configurée à l’universel. Thème centré autour de la figure d’Abraham : « le thème central qui inspire toute l’exégèse et tout le combat spirituel de Massignon, à savoir que les trois religions monothéistes descendant toutes, comme religion abrahamiques, d’un patriarche qui est venu « un étranger, un hôte », gêr, et une sorte de saint de l’hospitalité. » Découle ensuite de cette sollicitation d’Abraham, les analyse de la notion d’Hôte, « le mot fondamental de l’expérience fondamental », de « substitution » en lien avec la figure de l’otage, tant chez Massignon que chez Lévinas. Évocation, voir même invocation ou incantation, tant la place de la lecture orale est importante, marquée par la présence massive d’extraits des lettres à Mary Kahil citées par Jacques Keryell.
Un volume essentiel dans l’histoire de la postérité intellectuelle de Louis Massignon.
François Angelier, 22 mai 2023.