Agrégé de philosophie et écrivain, Gabriel Marcel renonce à l’enseignement pour se consacrer au théâtre, à la musique et à la critique littéraire. Issu d’une famille juive par sa mère, il se convertit au catholicisme en 1929. Lors de la Seconde Guerre mondiale, l’antisémitisme le bouleverse, orientant ses œuvres vers la dramaturgie. Sa pensée révèle ce déchirement spirituel sous forme de pièces de théâtre telles que Mon temps n’est pas le vôtre ou Le signe de la croix. Après la Guerre, il donne de nombreuses conférences philosophiques à l’étranger. À partir de 1952, il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Son œuvre philosophique se fonde sur une méditation de l’expérience humaine. C’est pourquoi on l’associe souvent – malgré lui – à l’existentialisme chrétien. Attentif à l’existence concrète, il soutient que celle-ci est l’expérience unique de toute conscience, et que c’est par autrui qu’il faut passer pour revenir à soi et à son propre cheminement spirituel. Bien que ses pérégrinations lui permettent de préciser sa philosophie et son théâtre, il reprendra toujours ses intuitions premières. Sa difficulté à écrire la philosophie en discours suivi démontre que, pour lui, la pensée est un cheminement plus qu’une mise en ordre, un forage plus qu’une construction, un défrichage toujours repris plus qu’un parcours.
Lorsque Gabriel Marcel s’entretient pour la première fois avec Louis Massignon, rue Monsieur à Paris, il est encore un adolescent. Leurs pères, tous deux agnostiques, se sont connus. Louis Massignon dévoile avec discrétion le grand tournant de sa vie – sa conversion –, sans trop insister sur l’arrière-plan de son expérience. Cette confidence, quoique incomplète, retentit en Gabriel Marcel. Elle l’atteint jusque dans les profondeurs de son être, ainsi que le philosophe s’en exprimera plus tard dans un hommage direct à Louis Massignon :
« Ce jour-là, vous avez pour moi ouvert une brèche qui ne s’est jamais refermée. Et je crois pouvoir dire que de là date à tout le moins l’attention révérencielle que j’ai toujours vouée au témoignage, là où il se présente, avec le caractère d’irrécusable authenticité qui marquait votre récit ».
Dès lors, les deux hommes se revoient régulièrement. Gabriel Marcel se souvient du regard lumineux et profond de Louis Massignon, tout en précisant que « ce regard et cette voix étaient comme chargés d’une expérience qui lui paraissait déborder les limites de sa personnalité ».
Comme Louis Massignon, Gabriel Marcel est l’une des sept cents personnes qui ont répondu à l’enquête sur « L’idée de Dieu et ses conséquences » lancée par la revue littéraire L’Âge nouveau en 1952. Son témoignage, publié par l’intermédiaire de Marie-Magdeleine Davy dans le numéro spécial de L’Âge nouveau en janvier 1955, évoque le thème de l’ouverture à l’autre, que l’on retrouve chez Louis Massignon :
« J’ai horreur de l’étroitesse confessionnelle. Je ne veux pas dire qu’on puisse arriver à une unité, mais ce qui est important c’est une convergence, c’est que les hommes des différentes confessions se reconnaissent les uns les autres. […] C’est dans cette ouverture à l’autre, non sur le plan confessionnel, que je vois le mieux se manifester le sens de la réalité transcendante ».
Lorsqu’il est demandé à Gabriel Marcel d’apporter sa contribution au souvenir de Louis Massignon décédé en 1962, le philosophe accepte sans hésitation, tout en mesurant la difficulté pour lui à s’exprimer au sujet d’une telle personnalité, en raison de l’inadéquation des mots pour traduire la conscience qu’il conserve en lui-même de l’islamologue. C’est ce sentiment de disproportion qui l’incite à s’adresser en langage direct à Louis Massignon, et même à l’invoquer dans le monde invisible où il conserve l’espoir de le rencontrer un jour, en compagnie de ceux qui auront nourri sa propre vie. L’extrait ci-dessous témoigne de l’ouverture à l’universel du philosophe, au-delà des différences de tempérament et de vue qui ont pu exister entre les deux hommes.
AD
Témoignage de Gabriel Marcel sur Louis Massignon
« À Louis Massignon, dans l’invisible. […] L’immense érudition qui était la vôtre ne vous a jamais retranché de la vie. On ne pouvait être moins spectateur que vous. […] Il me semble que Justice et Amour étaient pour vous des expressions conjointes de cet Absolu auquel vous étiez comme agrippé. […] Vous aurez été parmi nous un témoin de l’Absolu et c’est bien pour cela que vous avez su vous placer à la jointure de la mystique chrétienne et de celle à laquelle ont accédé les plus grands penseurs de l’islam, et avant tout ce Hallâj dont le nom ne pourra plus désormais être séparé du vôtre.
Certes, votre pensée était trop stricte, trop vigoureuse pour que vous ne fussiez aucunement tenté de verser dans un syncrétisme quelconque ou dans l’orientalisme d’un Guénon. […].
Je ne serais d’ailleurs pas tout à fait sincère si je ne vous avouais pas que la rigueur de votre jugement m’a quelquefois troublé. Je pense très précisément à la sévérité dont vous avez fait preuve envers l’État d’Israël après la guerre judéo-arabe de 1947. […] En ce qui me concerne, il m’était impossible de souscrire à cette condamnation. Ce qui, seul, importait à mes yeux, c’était qu’après l’extermination de six millions de Juifs, les survivants pussent enfin trouver un asile inexpugnable, ce qui ne veut pas dire que je sois insensible à la misère des réfugiés parqués en Jordanie et ailleurs. Chacun accordera qu’il y a là une injustice à laquelle il devrait être porté remède. […] Chrétiennement parlant, nous nous sommes efforcés, je crois – et vous avec plus de constance et d’intrépidité que moi – de nous placer toujours à la jointure de l’histoire et du transhistoire. Ami très cher, je me garderai, vous le pensez bien, de me livrer à quelque conjecture que ce soit sur ce qu’il vous est donné de connaître et de ressentir dans l’état qui est à présent le vôtre, mais j’ai la plus grande peine à admettre que l’attention passionnée avec laquelle vous avez suivi sur la terre le débat, faut-il dire entre Orient et Occident, s’en soit détourné pour devenir pure contemplation de quelque essence éternelle. Je crois plus volontiers que selon des modalités indiscernables pour notre regard infirme, vous participez plus secrètement, mais plus efficacement aussi, à une instauration dont les conditions sont de toute évidence soustraites à l’effort aveugle et trop souvent miné par la mauvaise foi de nos hommes d’État et de nos économistes. […] C’est au sein ou peut-être au travers de ce mystère substantiel et nourricier que je tente de vous rejoindre et d’invoquer, en cet âge vespéral qui est le mien, votre assistance régénératrice. Gabriel Marcel, membre de l’Institut. »
« À Louis Massignon, dans l’invisible », Cahiers de L’Herne, 1970, pp. 449-451.
Bibliographie
Gabriel Marcel, « À Louis Massignon, dans l’invisible », Cahiers de L’Herne, n°13, Louis Massignon, études et témoignages, sous la direction de J.F. Six, 1970, pp. 449-451
Marie-Magdeleine Davy, Un philosophe itinérant. Gabriel Marcel, Paris, Flammarion (Homo sapiens), 1959, p. 39-56.
Marie-Magdeleine Davy, « Le consentement à l’universel », association Présence de Gabriel Marcel, cahier n° 1, Paris, Aubier, 1979, p. 89-90.
Jean Sarocchi, « Louis Massignon et Gabriel Marcel », dans Louis Massignon et ses contemporains, Jacques Keryell (dir.), Paris, Karthala, 1997, p. 181-200.
Archives
Archives de Marie-Magdeleine Davy, fonds 155 J.
Fonds Gabriel Marcel, BNF Manuscrits, NAF 28349 (1-22)