Comme Louis Massignon désigné comme « le dernier des orientalistes », Théodore Monod passe pour « le dernier des naturalistes ». En dépit de l’étendue exceptionnelle de sa culture scientifique, il se présente comme un « modeste zoologiste », dont la bibliographie contient plus d’un millier de titres…

Descendant d’une lignée de pasteurs protestants, Théodore Monod est né en 1902, à Rouen. Après des études scientifiques, il intègre dès 1922, en tant qu’assistant, le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris. De cette époque datent ses premières missions et explorations du désert en Mauritanie Après sa thèse soutenue en 1926, il poursuit ses recherches au sein du Muséum, multiplie les expéditions au désert. Nommé en 1938 à la direction de l’Institut français d’Afrique Noire (IFAN), à Dakar, il lui donnera un rayonnement exceptionnel. L’année 1953 marque le commencement de ses traversées au long cours du Sahara. En 1965, de retour à Paris, il enseigne comme professeur au Muséum, jusqu’en 1973, tout en s’engageant dans de nombreuses actions pacifistes et antinucléaires. Au moment de la guerre d’Algérie, il signe courageusement le Manifeste des 121. Jusqu’à sa mort, le 22 novembre 2000, Théodore Monod se livrera à des études scientifiques en d’innombrables domaines, renouvellera ses séjours au désert, en Mauritanie, au Yémen, … et restera un militant non-violent toujours plus respecté.

Lorsqu’on interroge Théodore Monod sur ses relations avec Louis Massignon, il répond non sans humour :

« Elles n’ont pas été extrêmement suivies, parce qu’en fait j’étais au fond de l’Afrique et  lui au fond de la rue Monsieur. » 

Cet éloignement n’empêchera pas, cependant, une belle amitié entre les deux savants.

De leur premier échange (1938-1939), il reste trois lettres de Louis Massignon au sujet du manuscrit d’un Tidjani de Bandiagara – Amadou Hampâté Bâ (1901-1991). Théodore Monod le lui avait adressé, à toute fin de recueillir son avis. Il reste que leurs échanges scientifiques se poursuivront de manière épisodique jusqu’à la mort de Louis Massignon.
Théodore Monod l’explique, en 1990 : 

« Les contacts que j’ai eus avec Massignon ont été dans l’ensemble davantage dans le domaine de l’action que dans le domaine de la pensée proprement dite. Le domaine de l’action, vous vous imaginez bien que c’était généralement les problèmes de protestation contre telle ou telle injustice, telle ou telle iniquité. Il n’en a pas manqué pendant la longue période au cours de laquelle nous nous sommes connus. »

Homme d’action, en conformité avec sa foi chrétienne – il est protestant libéral, son père est le pasteur Wilfred Monod, fondateur de la Communauté des Veilleurs, – Théodore Monod a milité pour la défense d’un grand nombre de causes. Militant pacifiste, à la manière de Gandhi, il rejoint sur ce terrain Louis Massignon, président des Amis de Gandhi, et lorsque celui-ci lui propose de jeûner « pour la Paix et la Justice en Algérie », il n’hésite pas à se joindre à lui.
Ce jeûne (du jeudi soir au vendredi soir) deviendra une pratique régulière qu’il a maintenue sa vie durant :

« La guerre d’Algérie s’est terminée, Louis Massignon est mort, mais j’ai continué. Peut-être en sa mémoire. Le jeûne est une manière de rappeler certaines choses. »

C’est ainsi qu’avec un petit groupe de militants anti-nucléaire, il jeûnera chaque année, trois jours durant, devant la base militaire de Taverny, et jusqu’à ses 97 ans… 
Un certain 30 avril 1960 qui a fait couler beaucoup d’encre, les deux hommes se retrouvent à Vincennes pour une manifestation non-violente, contre « les camps de regroupement pour suspects algériens ». Lorsque les forces de l’ordre exigent sa dispersion, elle se transforme en un
sit-in – une autre manière d’action non-violente. Après quoi, arrêtés ensemble, Louis Massignon et Théodore Monod partagent, avec Lanza del Vasto, le même banc d’un car de police qui les abandonnera au cimetière de Bagnolet !

Qu’il s’agisse du Maroc, de l’Algérie, et plus encore de la Palestine, le témoignage de Théodore Monod est formel :

Louis Massignon « aura été l’héroïque champion des causes justes et impopulaires – vous excuserez le pléonasme –, l’ami de toutes les victimes de la violence, de tous les meurtris, de tous les spoliés ». Il dira aussi que leur amitié est vécue dans la « convergence grandissante » de leur action militante.

C’est aussi par sa compassion extraordinaire pour toutes les âmes que Louis Massignon a forcé l’admiration de son cadet (et de beaucoup d’autres, telle Marie-Magdeleine Davy), mieux encore, il lui a inspiré de la « vénération » (lettre personnelle du 13 mars 1990). 

Cette compassion s’étendait d’ailleurs à « tout ce qui vit », par conséquent aussi aux animaux. En réponse à l’envoi d’un opuscule publié à Dakar par Théodore Monod, La Lumière des animaux (1943), Louis Massignon écrit :

« Je suis profondément avec vous, dans cette compassion pour tout ce qui vit. Je crois comme vous qu’une réparation de justice est due à ces “âmes mortelles” [celle des animaux], qui les immortalisera. » Et il ajoute : « Contrairement au cartésien géométriquement cruel, je ne pense pas que la gazelle qui, forcée à la course, s’agenouille et pleure, soit insensible. A elle aussi, je crois qu’on “rendra des larmes”. Je me souviens de ma dernière chasse : vexé d’avoir raté quelques proies, je visai et tuai une alouette, et sa chute me déchire encore le cœur… »

Enfin, leur amitié culmine dans un dernier échange scientifique à propos des Nuages de Magellan, ces « nébuleuses australes » qui avaient guidé les plus déshérités des peuples, les Fuégiens, repoussés par vagues successives jusqu’au cul-de-sac de la Terre de Feu. Louis Massignon, qui en a fait l’objet de ses ultimes recherches, avait sollicité Théodore Monod à ce sujet et lui avait demandé une recension de sa dernière publication : Les Nuages de Magellan et leur découverte par les Arabes (Geuthner, 1962). C’est à cette occasion, mais après la mort de l’orientaliste que Théodore Monod, dans « le Ciel austral et son orientation » (1962) donnera ce témoignage : 

« Louis Massignon n’aura pas lu ces pages, qu’il avait spécialement souhaité de me voir écrire, en ajoutant : “c’est la première fois que je demande à un ami cela” (in litt, 12-VIII-1962). Le 31 octobre, en effet, s’achevait sa carrière terrestre. Je n’ai rien changé au texte qui précède : tel qu’il est, je voudrais qu’il puisse être considéré comme un hommage à celui qui fut, à la fois et, si magnifiquement, un érudit et un voyant, un savant et un prophète, un homme et, peut-être aussi – pourquoi aurait-on peur des mots ? – un saint. En un temps où règne partout la violence, alors que l’humanité, indécise, hésite encore à sortir de la préhistoire, il est bon que des avant-gardes, des éclaireurs, des figures de proues nous devancent, pour affirmer cette compassion à tout ce qui vit » (ibidem), hors de laquelle nos “civilisations” ne sont que des barbaries mal camouflées. »

Que le mot « saint » n’effraye pas, il est à lire dans le sens que lui donne le cardinal Montini (le futur Paul VI) dont le père Giulio Basetti-Sani rapporte qu’il s’exclama un jour : « Massignon est un saint vivant, aujourd’hui, dans l’Eglise ! Que le Saint-Père bénisse tous ceux qui essayent d’unir les hommes ! »

JM



Témoignage de Théodore Monod

« Il eût bien pu être des nôtres, ce mystique de Mostaganem, le cheikh Benalioua [1872-1934] dont Charles Le Cœur nous a rapporté les propos :00Aristote, disait-il, conçoit Dieu comme la Pensée ; la rose l’imagine comme un parfum ; tous deux ont raison… Et le Cheikh souriait, car, musulman, il savait que Dieu est un.

Ibn al-Arabi (1165-1240) le savait, à qui l’on doit l’admirable tercet dont j’ai longtemps porté sur moi le texte arabe recopié de la minuscule écriture de Louis Massignon :

Mon cœur est capable de toute forme ; c’est un pâturage pour les gazelles et un cloître pour les moines.

Un temple pour les idoles et la Ka’aba des pèlerins et les tables de la Torah et le livre du Coran.

L’amour est ma religion et ma félicité.

Et Massignon ajoutait, à son inimitable façon : C’est beau, mais pas assez transcendant à mon gré. »

Théodore Monod, Sortie de secours, Seghers, 1991



Bibliographie
 

Entretiens avec Jean Moncelon (1990)

Théodore Monod, Méharées, Acte Sud, 1989.

Théodore Monod, Maxence au désert, Actes Sud, 1995.

Les carnets de Théodore Monod, Le Pré aux Clercs, 1998.

Théodore Monod, « Un témoignage », Colloque Louis Massignon de Cerisy-la- Salle, 1990.

Théodore Monod, « Un éclaireur », Louis Massignon, mystique en dialogue, Question de/Albin-Michel, 1992.

Isabelle Jarry, Théodore Monod, Plon, 1990.

Nicola Vray, Monsieur Monod, scientifique, voyageur et protestant, Actes Sud, 1994.

http://www.moncelon.com/ThMonod.htm



Archives 

Muséum national d’Histoire naturelle : Fonds Théodore Monod (1902-2000)

http://www.calames.abes.fr/pub/#details?id=FileId-466