Gandhi, surnommé le Mahatma (la « grande âme »), héros politique et guide spirituel de la lutte pour l’indépendance indienne croise les pas de Louis Massignon et l’inspire à la fois comme apôtre de la non-violence et figure secrètement désirée du martyr, « cette liberté réalisée dans la mort ».
Tous deux se retrouvent dans une exigence absolue de vérité dans leurs combats politiques, et leur ascèse personnelle quotidienne. Saisis par « l’étreinte indéfectible de la vérité », ils font preuve d’une remarquable adéquation entre leur être et leur action, ce qui leur permet d’ancrer le sacré dans la cité. Enfin, ils partagent avec les musulmans, une communauté de destin, et la fidélité à la parole donnée.
Louis Massignon a eu très tôt connaissance de la pensée de Gandhi, touché qu’il était par l’Inde. Il avait appris le sanskrit avant l’arabe et mis en valeur l’influence d’Hallaj sur certains penseurs musulmans de la péninsule. Dès 1921, il publie in extenso en anglais dans la Revue du monde musulman le texte fondamental de Gandhi : « le Satyagraha, revendication civique du vrai », mieux connu comme doctrine de la non-violence active.
Le 5 décembre 1931, les deux hommes se rencontrent à Paris chez Louise Guieysse, fondatrice des Amis de Gandhi. L’année suivante, Louis Massignon adhère à ce groupe, rassemblé autour de Romain Rolland et de Louise Guieysse. Il admire la façon dont le Mahatma vit en accord avec ses principes spirituels. Il lit la Baghavad Gita où Gandhi puise sa foi et médite ses écrits. Il est aussi convaincu que la démarche gandhienne incarne une troisième voie pour l’humanité, entre l’impasse des deux matérialismes ennemis, « le matérialisme technique du grand capitalisme colonial, et le matérialisme marxiste des Soviets » (EM II, p.793).
En 1945, il termine sa mission diplomatique par l’Inde mais sans parvenir, à son grand regret, à revoir le « saint » homme, alors en prison. Il se rend néanmoins sur le Gange à Bénarès haut lieu de prière pour les hindous et pour Gandhi.
Dans la France des années 1950, la mémoire de Gandhi est tombée dans l’indifférence, ce qui n’empêche pas Louis Massignon de s’engager plus avant. Cinq ans après l’assassinat de Gandhi, en janvier 1953, il est invité à Dehli, pour participer à un séminaire d’études en lien avec l’UNESCO. Il s’associe alors à la commémoration officielle et au dépôt d’une couronne de fleurs au crématorium où le corps de Gandhi a été incinéré, après un temps de recueillement dans le jardin de la Birla House, à Delhi, lieu de l’assassinat du Mahatma. Il se recueille aussi, en privé, à Méhrauli, sur la tombe d’un saint musulman, Qutb Bakhtiyâr, où trois jours avant sa mort, Gandhi s’était rendu avec des femmes hindoues et musulmanes, signe de sa volonté de réconciliation entre les deux communautés déchirées par la partition de 1947 et aussi acmé de cette « courbe de vie » vouée au témoignage de la Vérité et au sacrifice ultime de soi.
À son retour à Paris, Louis Massignon décide d’organiser des jeûnes dans les pas du Mahatma, pour servir son idéal de justice, surtout en Afrique du Nord. Convaincu de l’« efficacité sociale du jeûne », il en instaure un le 14 août, date de l’indépendance de l’Inde. Fait notoire, cette initiative est bénie par le pape. À la mort de Louise Guyesse, en 1954, il est élu président de l’association des Amis de Gandhi.
Pendant les guerres de décolonisation, il ne cessera d’œuvrer à la paix avec les « moyens pauvres » gandhiens que sont le jeûne, la prière et le pèlerinage. Il associe les Amis des Gandhi aux prières de la Badaliya – l’union de prière qu’il a fondé en 1934 – et aussi à ses amis juifs favorables à une paix inclusive en Israël-Palestine, comme Judah Magnes et le philosophe Martin Buber. Kippour est un des jours de jeûne qu’il observe.
Citations de Louis Massignon :
« Il est clair, Gandhi nous l’a rappelé, et l’abbé Pierre, revenant de l’Inde, nous le redisait à Beyrouth, qu’en ces temps de haine aveugle et du mépris obstiné pour les faibles, la Loi non écrite de l’Hospitalité sacrée, du droit d’asile à l’égard de tout étranger désarmé, même quand il s’agit d’un ouvrier nord-af, en France, est la norme imprescriptible de notre amitié et, s’il le faut, de notre sacrifice. »
Convocation à la réunion du 6 mars 1959, Louis Massignon, Badaliya, Au nom de l’autre (1947-1962), Paris, Le Cerf, 2011 p. 225
« Le Juste ne déserte pas sa Cité, il y meurt, s’il le faut, sous le coup de ses lois ; voir Socrate, Gandhi, et, avant tous, le Christ. »
Convocation à la réunion du 4 novembre 1960, Idem, p. 282
« La pensée de Gandhi m’apparaissait comme une pensée de justice, mais vivante, un désir efficient de se purifier et de purifier les autres en entrant en action ; sa pensée pénétrait, nue d’une nudité ascétique, dans la boue d’un monde de péché et d’ordure. Si rectiligne qu’aucun piège ne pourrait la fausser. Parce que c’était un vœu (vrata), instaurant le sacré (punya), en maintenant la parole donnée, sans briser le lien d’hospitalité communautaire ».
Parole donnée, Seuil, 1983, p.131
Bibliographie :
Louis Massignon, Ecrits Mémorables, II, 2009
« La signification spirituelle du dernier pèlerinage de Gandhi » (1956), pp. 792-806
« L’exemplarité singulière de la vie de Gandhi » (1955), pp. 806-815
« Allocution à l’occasion du treizième anniversaire de la mort de Gandhi » (1961), pp. 815-822
Des idées et des hommes, Gandhi, INA-RTF, 11/03/1950, PHD86025513
Camille Drevet, Massignon et Gandhi : la contagion de la vérité, Paris Les Editions du Cerf, 1967
Vu d’Europe : le rendez vous manqué, L’Histoire, Novembre 2013, article de Mira Kamdar
BM