Al-Husayn ibn Mansûr al-Hallâj est l’une des grandes figures de l’essor de la mystique musulmane. Né vers 857 en Iran occidental, il a été exécuté à Bagdad de façon spectaculaire en 922 : supplicié pendant plusieurs jours, flagellé, intercis, mis en croix, décapité, puis arrosé de pétrole et brûlé. Dans l’enfance, il suit sa famille qui s’installe sur le Tigre, en Mésopotamie. Il connaît une vocation mystique très précoce et fréquente les grands maîtres de son époque, comme Sahl Tustarî ou encore Junayd de Bagdad. Il rompt toutefois avec le milieu soufi de Mésopotamie, et entreprend de longs voyages en Arabie (il se rendra à La Mecque à trois reprises), ainsi qu’en Iran jusqu’en Asie Centrale, et dans la vallée de l’Indus. A la différence d’autres mystiques, Hallâj n’hésite pas à parler publiquement dans les mosquées, à aborder les gens dans les souks. Il prêche une voie de présence immédiate de Dieu au cœur du croyant, au-delà des rites et concepts. Il ne fréquente pas seulement les musulmans, mais aussi des chrétiens, juifs, hindous. Il est suivi par des milliers de disciples. Sa prédication est toutefois l’objet d’une vive hostilité de la part de ceux qui estiment que l’intermédiation entre Dieu et les hommes passait exclusivement par la charia (loi islamique). Hallâj est arrêté en 913 pour un ensemble de chefs d’accusation qui se ramènent, au fond, à ce qu’il s’arroge une autorité d’ordre divin. Après neuf années de prison, son procès suscite d’intenses polémiques. Son exécution publique, étalée du 25 au 27 mars 922 (23 au 25 dhû’lq’ada de l’an 309 de l’Hégire), marque les esprits ; cette fin tragique contribuera au développement d’une réputation contrastée selon les milieux, selon qu’il est perçu comme un saint accompli ou bien comme un hérétique. Par la suite, il lui sera notamment reproché par certains d’avoir clamé le blasphématoire :« Ana’l Haqq » (« Je suis la Vérité Créatrice » en arabe, que Massignon traduira aussi par : « Mon je, c’est Dieu »).

Louis Massignon a été profondément impressionné par le destin de Hallâj, qu’il a découvert en 1907 en Égypte. Y décelant un fort sujet d’étude, il s’engage dans d’intenses recherches à partir de son séjour archéologique en Mésopotamie en 1908. Il rassemble et traduit les fragments épars de son œuvre et tout ce qui avait été écrit sur lui au Moyen Âge dans une thèse d’une impressionnante érudition qui est quasiment achevée en 1914 lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Il attendra mai 1922 pour la soutenir en Sorbonne, après l’avoir déposée symboliquement le 26 mars, mille ans jour pour jour après le martyre de Hallâj. Intitulée La Passion de Hosayn-ibn-Mansoûr, al-Hallâj, martyr mystique de l’Islam, exécuté à  Bagdad, le 26 mars 922, étude d’histoire religieuse (chez Geuthner), cette somme sera sans cesse retravaillée par son auteur et republiée de façon posthume en 1975 puis 2010 chez Gallimard. En outre, force est de souligner son rôle majeur dans la traduction des œuvres de Hallâj en français.
Plus largement, le travail de L. Massignon a marqué de façon définitive les études sur l’œuvre et la postérité de Hallâj. Il a tracé la voie à de multiples recherches et traductions nouvelles ; ainsi les essais de Roger Arnaldez (1964) ou de Nasrollah Pourjavadi (2014, en persan). Sur son œuvre poétique et ses paradoxes, mentionnons les travaux de Paul Nwyia (1966, 1972), Stéphane Ruspoli (2005, 2007) et Pierre Lory (2001, 2017) en français, de Kâmil Mustafâ al-Shaybî (2007) en arabe ou de Carl Ernst en anglais (2018).
Parmi les thèses critiques envers la synthèse de Massignon : Naser M. Dahdal (1983) estime que la personne et l’œuvre de Hallâj ont été grossies et mythifiées après sa mort. Saer El-Jaishi (2018) tente une relecture néoplatonicienne de l’œuvre de Hallâj, voyant chez elle une visée philosophique beaucoup moins enracinée dans l’islam que ne l’estime Massignon.

Au-delà de l’aspect académique de sa recherche, Louis Massignon voit en Hallâj un maître spirituel de premier plan et l’un des intercesseurs de sa propre reconversion au christianisme en 1908, sur le Tigre. Jeune converti au christianisme, il a aussi d’abord interprété la mise en croix d’Hallâj comme le signe qu’il était mort chrétien (avant de se raviser et de considérer qu’il était bien musulman) à partir de ce verset du Diwân : « Oui, préviens mes amis que je me suis embarqué pour la haute mer et que ma barque se brise! C’est dans l’instance suprême de la Croix que je mourrai ! Je ne veux plus aller à La Mekke ni à Médine. » Toute sa vie, il a tenté de retrouver chez Hallâj une spiritualité de compassion universelle et l’a vu comme une figure d’authentique sainteté en termes chrétiens. 


 

Citations : 

« Je n’oublierai pas ce printemps de 1907, au milieu de quel festin profane, de quelles profanations de l’amour et de la beauté, – j’ai vu se pencher vers moi au milieu de toutes ces figures passées de l’Islam, cette effigie crucifiée, sosie saisissant du Maître que j’avais aimé jeune. Et que c’est lui, non pas un autre, qui m’a mené à Bagdad. Bien plus j’ai senti, là-bas (et attesté de vive voix) comme sa présence près de moi dans la crise qui a précédé ma conversion, au milieu d’autres présences inoubliables, silencieuses, et de prières saintes. Comme une grande lumière brûlante que je traversais, celle du bûcher où le corps de cet homme, arrosé de pétrole après le supplice, s’est consumé. Au bord du Tigre, presque sur l’emplacement même (je l’ai su depuis par les sources historiques).Le lendemain de la première touche de la grâce, le jour où j’avais été délivré de mes liens. » 

Lettre à Paul Claudel du 29 août 1912, Correspondance 1908-1953 : « Braises ardentes, semences de feu ». éd. Dominique Millet- Gérard, Paris, Gallimard, 2012, pp.237-238



« J’ai rencontré Hallâj, un printemps d’Égypte brûlant sans pureté, où je cherchais les sources où boire la vie, et ce devait être la vie éternelle. Et un jour, un de mes amis qui pensait à d’autres genres de vies, qui savait merveilleusement l’arabe et qui était devenu musulman me dit : “[…] Vous pensez qu’il faut aussi aimer Dieu. Dieu doit être cru et est parole immuable. Nous aimons n’importe quoi, nous aimons nos trahisons, l’amour n’est pas fait pour Dieu. Mais néanmoins, il y a un musulman, que beaucoup considèrent comme un saint, qui est mort d’amour de Dieu, qui s’est livré au supplice de la Croix, pour l’amour de Dieu.” Et il m’a tendu un livre [le Mémorial des Saints du poète ‘Attâr contenant des vers de Hallâj]. ( …)
 Une de ses sentences me frappa comme une flèche : “Il suffit de deux prosternations dans la prière légale de l’amour, mais pour qu’elle soit licite, l’ablution doit en avoir été faite dans le sang [comme à l’aube et à la guerre].” C’est une phrase dure, que seuls ceux qui ont vécu au désert, participé à des expéditions incertaines, dans des pays de peur et dans des coins de razzias, peuvent comprendre. Mais cette phrase dure m’a frappé. Et dans toute mon incrédulité, à ce moment, dans l’infra-rationnel de l’imagination qui aide, à construire la forme de beauté éternelle de notre vie, j’ai senti qu’il y avait là la pierre fondamentale. » 

« Des idées et des hommes », INA-RTF, 1er octobre 1955


« Non pas que l’étude de sa vie,  pleine et forte, droite et une, montante et donnée, m’ait livré le secret de son cœur. C’est plutôt lui qui a sondé le mien, et qui le sonde encore. »

La passion de Hallaj, Gallimard, 1975, T.1, préface de la nouvelle édition, p.30


 

Bibliographie

L. Massignon, La Passion de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, 4 vol., Gallimard, (1975) 2010
En anglais: The Passion of Hallaj, 4 Vol. Bolligen Series, Princeton University Press, 1982, traduction d’Herbert Mason.
En espagnol:  Hallaj, Martyr and Mystic, 1 vol. abridgement, Princeton University Press, 1994 ; traduit chez les Editions Paidos, Barcelone, 2000
En arabe : La Passion de Hallâj, Tome I, Cadmus Press, Damas, Beyrouth, 2008. 
En turc : La Passion de Hallâj, Ed. Ardic, Ankara, 2008.

Husayn Mansûr Hallâj, Dîwân, trad. et prés. L. Massignon, (Cahiers du Sud, 1955), Seuil, 1981
En espagnol traduit par Leonor Calvera, Ediciones del Peregrimo, 1983
En persan : Dîwân, Husayn Mansûr al-Hallâj (édition. bilingue à partir de la trad. Fr. de L. Massignon, Seuil, 1981), traduit par Jalâl Alavinia, Lettres Persanes, 2009.

Husayn Mansûr Hallâj, Akhbar Al-Hallâj, Recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’Islam Husayn ibn Mansur Hallâj, traduit et annoté par Louis Massignon et Paul Kraus, (Larose 1936) Vrin, (1957) 1975.

L. Massignon, « Note sur la composition de “La Passion d’Al Hallâj, martyr mystique de l’Islam », Écrits mémorables, Ch. Jambet (dir.), Robert Laffont, 2009, vol. I, pp. 381-529

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