La compassion réparatrice est une voie spirituelle d’amour oblatif et inconditionnel, à la suite du sacrifice rédempteur du Christ sur la Croix. C’est aussi l’aboutissement d’un cheminement intellectuel; il y a une « science de la compassion » car compatir c’est comprendre par le cœur. 

Peu à peu, la compassion ou « souffrir avec » devient substitution ou « souffrir à la place de », selon le principe de la réversibilité des mérites et de la faute, enseigné au jeune Louis par l’écrivain, Joris-Karl Huysmans.  L’intercesseur endosse le péché du coupable et souffre à sa place comme une victime expiatoire et consentante en vue de leur salut commun. C’est le vœu que formule initialement Louis Massignon envers Luis de Cuadra, son ancien amant, converti à l’islam et mort suicidé en 1921, pour l’élargir ensuite à tous les musulmans.  

D’où la Badaliya (« substitution » en arabe), l’Union de prières fondée par Louis Massignon et Mary Kahil à Damiette en 1934, sous la double filiation de Saint François d’Assise et Charles de Foucauld. Ce « monastère invisible pour l’amour de l’islam » (Paolo d’all Oglio) ne vise pas à convertir les musulmans mais propose une forme de présence et de témoignage évangéliques en terre d’islam. Les chrétiens vivant parmi les musulmans sont appelés à s’offrir en « otages volontaires, rançons offertes pour leurs hôtes (musulmans) au jour du Jugement », moment de la réconciliation finale d’une l’humanité jusqu’alors divisée. 

Compassion et substitution débouchent sur une vision mystique et eschatologique de l’histoire où un enchaînement de saints intercesseurs et « apotropéens » -compatiants et compatientes, abdal en arabe – se succèdent dans le temps et dans l’espace comme autant de piliers spirituels, de « paratonnerres de la société », comme le dit Huysmans, attirant la souffrance pour en préserver et racheter l’humanité pécheresse, dans un horizon de salut commun. 


Citations : 

« On comprend l’autre en se substituant à lui, en entrant dans la composition de l’autre, en reflétant en soi-même la structure mentale, le système de pensée de l’autre . »

Un nouveau sacral, Opera Minora, Paris, Puf, vol III, 1969, pp.802-803                     


« “Badaliya”, en arabe, c’est “remplacement, échange avec le soldat tiré au sort” ; et c’est aussi devenir un des “abdâl”, une de ces pierres d’angle rejetées, humbles et cachées, de la Communauté des vrais Croyants au Dieu d’Abraham, qui, imitant Abraham en son intercession, partagent avec lui, selon la légende immémoriale en Islam, de siècle en siècle, l’écrasant (et obscur) honneur de participer à la réconciliation du monde pécheur avec son juge.
Car c’est là notre vocation. »

Badaliya, au nom de l’autre (1947-1962), Le Cerf, 2011, p.60                                                    


« La Badaliya n’est ni une règle d’oraison, ni une méthode systématique de pénétration apostolique, c’est une mise à la disposition spirituelle toute offerte au désir que Jésus a des âmes, pour répondre à leur place à Son appel. C’est un expatriement spirituel pour Lui offrir l’hospitalité dans ces autres âmes, en toute humilité, pudeur et foi. … »

Badaliya, au nom de l’autre (1947-1962), Le Cerf, 2011, p.72 


“Si la ‘substitution’ est avant tout une pensée, un voeu de notre âme, elle ne s’accomplit vraiment que si nous assumons, dans notre vie et dans notre coeur de chair, les peines d’autrui, ses plaies sanglantes, dans la non-violence, par la compassion et les larmes intérieures, puis le conseil aux autres. Nous pressentons que la compassion non-violente est la pierre angulaire de toute reconstruction de la société humaine. A condition d’en persuader les autres, en leur démontrant que cette notion de compassion permet de résoudre l’angoissant problème psychique et social de la contagion du mal “

Louis Massignon, veillée de Noel 1956


« Dieu suscite ainsi, sans cesse, pour le salut des peuples, de siècle en siècle, des victimes spéciales, hommes et femmes qui acceptent de porter leur part des péchés du monde donnant à Jésus ressuscité leur époux de sang, la joie de souffrir encore pour nous, en elles, et de parfaire ainsi Sa Passion ». 

L’apostolat de la souffrance et de la compassion réparatrice au XIII ème siècle. L’exemple  de Sainte Christine l’admirable. Ecrits Mémorables, I, p.360


                                  

« Tant que Dieu nous laissait absorbés dans notre souffrance, nous restions stériles, cloués à nous-mêmes. Dès que la compassion nous a fait trouver au-delà un autre souffrant que nous, nous entrons dans la science de la compassion, expérimentalement, nous en concevons la Sagesse. » 

Badaliya, au nom de l’autre (1947-1962), Le Cerf, 2011, p. 142                                                   


 « Nous ne saurions jamais assez redire combien ces ‘appels du dehors’ (venant pour nous d’amis vénérés, Huysmans, Fontaine, Ghika, Foucauld, Monchanin, Totsuka , Sussman) ont affermi le sens de notre vocation de Badaliya envers les vivants dont l’attente anxieuse nous saisit le coeur d’angoisse et de désir ».». 

Badaliya, au nom de l’autre (1947-1962), Le Cerf, 2011. Lettre du 6/5/1960, p. 258.


 

Bibliographie : 

Louis Massignon, Badaliya, au nom de l’autre (1947-1962), Le Cerf, 2011

Louis Massignon, Chapitre « Compassion réparatrice », Ecrits Mémorables, I, pp. 336-380

François Angelier, « Douleur, substitution, intersignes : aux sources littéraires de la pensée de Louis Massignon », in Louis Massignon et le dialogue des cultures, Paris, Cerf, 1996, pp. 155-170

BM