François naît à Assise en Italie en 1181. Sa jeunesse se déroule dans le luxe, les passions, les guérillas avec les cités voisines. En 1205, à la suite d’une vision, il change radicalement de vie et se voue au service des pauvres et des lépreux. Il est rejoint par un nombre grandissant de disciples. Le pape Innocent III valide en 1210 ce choix de vie évangélique. François entend rétablir la paix au Proche Orient où les croisades engendrent nombre de violences. En 1219, lors d’une trêve de la cinquième croisade, il va s’entretenir à Damiette avec le sultan d’Égypte, Malik al-Kâmil, mais sa tentative de négociation demeure sans succès. En 1224, il reçoit les stigmates à l’Alverne. Il meurt à Assise en 1226 et sera canonisé très peu de temps après, en 1228.
Saint François d’Assise occupe une place de premier plan dans la vie spirituelle de Louis Massignon. En 1962, il confiera à l’un de ses disciples, Vincent Monteil, que sa vie a été jalonnée de « touches imprévues de la grâce, surtout franciscaines » (Parole donnée, 1983, p. 20). A 17 ans, il découvre auprès de Huysmans le privilège de la stigmatisation comme voie éminente de sainteté et de substitution. Suivant l’exemple de François, il recherchera la plus parfaite conformité au Christ, celui de la Passion. Ce désir de s’accoler aux plaies du Crucifié parcourt toute sa correspondance : « Je me serre de plus en plus contre les plaies des stigmatisés que Huysmans m’a fait aimer dès l’enfance » écrit-il à J. Maritain le 11 mai 1959. C’est pourquoi, il célébrera le stigmatisé de l’Alverne le 17 septembre, jour de la célébration liturgique de la stigmatisation, et non pas le 4 octobre, jour de la Saint François selon la liturgie de l’Église. Très réceptif à toutes les « touches franciscaines », il s’enchante de les découvrir dans l’œuvre du peintre Charles Louis Dulac (1865-1898), un ami de son père converti et rentré dans le tiers-ordre franciscain, au point de le placer dans sa liste des « fidélités qui orientèrent ma vie entre Hallâj, Huysmans, Foucauld et Claudel ». Au début de sa carrière universitaire, il avait exprimé l’un des buts de sa recherche : « l’étude religieuse de ces milieux musulmans que les croisades ont mêlés si intimement à la vie de nos chrétiens du Moyen-Âge », aussi a-t-il souvent croisé le saint d’Assise et mènera une longue enquête sur les (maigres) preuves historiques de sa rencontre avec le sultan al-Kâmil en 1219.
Ses liens avec son filleul, Jean-Mohamed Abd-el Jalil, jeune marocain musulman converti et entré dans l’ordre franciscain, se font sous les auspices de Saint François. Pour L. Massignon, « la vraie vocation (des franciscains) est d’être brûlés, stigmatisés d’amour pour une seule âme musulmane » (Badaliya, Convocation du 4 décembre 1954). Il se réjouit de s’associer avec son filleul à « ces deux mains percées de la même blessure, toujours saignantes, mais une des deux mains croisées est substantiellement unie à la nature divine (…) et n’en font plus qu’une puisque croisées sur celle du Crucifié » (Lettre à Abd-el Jalil, 19 mars 1933).
Les engagements franciscains de L. Massignon vont alors s’enchaîner : « il est grand temps –de tenir parole au béni Saint François d’Assise » (Lettre à Abd-el Jalil, 26 août 1930). Il est consacré dans le tiers ordre franciscain, au couvent de son filleul, le 11 février 1932.
Surviendra ensuite, le 9 février 1934, le « coup de tonnerre » de Damiette, « là où st. François d’Assise et st. Louis ont souffert pour les âmes musulmanes, pour tout offrir, tout donner, tout consumer ». (Lettre à J. Maritain, 19 février 1934). Il est sommé de faire de même. Son oblation rejoindra celle de François à l’Alverne qui fut stigmatisé, selon lui, en substitution rédemptrice de l’échec de son entrevue avec le sultan. Ce vœu de Damiette sera à l’origine de la Badaliya dont le statut canonique ne date que de 1947. Louis Massignon affirmera souvent sa reconnaissance pour Saint François qui « autant que Foucauld, est notre maître en badaliya lui qui en a porté les signes visibles avec les stigmates de la compassion » (Badaliya, Lettre de Noël 1950). Chacune des convocations et lettres fait mémoire de ce lien franciscain fondateur. Damiette et l’Alverne s’appellent mutuellement, « dépôt précieux qu’il nous incombe de parfaire et de réaliser ». En outre, une clé de lecture de la Badaliya, selon L. Massignon, consiste à parachever l’ordalie (jugement de Dieu) proposée par le prophète Mohammed aux chrétiens d’Arabie au sujet de la divinité de Jésus, offre que ces derniers déclinèrent. Pour L. Massignon, la rencontre de François et du sultan était une volonté de s’offrir pour ce jugement par le feu. Face à son échec, les membres de la Badaliya doivent – par leur offrande – accomplir cette ordalie inachevée.
Quinze ans après son offrande en Badaliya, il sublime sa vocation par son ordination sacerdotale, reçue au Caire, le 28 janvier 1950, dans l’Église grecque melkite. Prêtre, il deviendra liturgiquement « conforme » au Sauveur en sa Passion et il vivra sa prêtrise comme le « substitut » du martyre qui ne lui a pas été donné. De plus, son affiliation au rite melkite lui permet de célébrer en arabe et de s’unir aux communautés chrétiennes proche-orientales.
Au pape Jean XXIII, quelque peu intrigué par cette insolite ordination d’un homme marié, savant mondialement connu, homme public marqué par ses positions atypiques pour l’Eglise. Massignon se justifie en une longue lettre. Il conclut par une phrase synthétisant toute sa démarche : « pour moi, la messe quotidienne arabe et franciscaine est une méditation lente et recueillie du mystère de l’Alverne vécu pour le salut des âmes musulmanes » (lettre de L. Massignon à Jean XXIII, église St Louis des français, nuit du 16-17 février 1959).
Témoignages:
« N’ayant pas osé́ relever le défi de Mahomet ; quand il les somme [les chrétiens d’Orient] un jour à Médine de lui prouver l’Incarnation en s’exposant au jugement de Dieu : c’est-à-dire en passant par l’épreuve du feu. Cette ordalie réclamée par le fondateur de l’Islam, différée jusqu’à nous, désirée par saint François qui s’y offrit en vain à Damiette, et par tant d’autres qui, dans le silence, se sont offerts pour les âmes musulmanes, nous a été́ léguée comme un dépôt précieux, d’âge en âge, et qu’il nous incombe de parfaire et de réaliser. »
Statuts de la Badaliya, in Jacques Keryell, L’Hospitalité sacrée, p. 374
« C’est la grâce (garder l’âme crucifiée) que je vous souhaite en cet anniversaire béni fut le jour où l’Assisiate cueillit le fruit béni convoité par toutes les croisades et nous rapporta pour tous les chemins de croix de toutes les églises, l’indulgence plénière ruisselante des cinq plaies. Quel amour, quelle flamme, quelle étreinte : pone e ut signaculum super cor tuum : voix de l’amour parlant à l’amour ; mais comment reconnaître celui qui demande et celui qui reçoit ; une main percée serre une main percée un cœur navré se serre contre un autre cœur navré. François et N.S. JESUS sont cloués ensemble par l’amour, l’amour du Père, l’amour des pauvres âmes- dans la consommation de la Croix ».
Lettre à Jacques Maritain, 17 septembre 1922, Correspondance Maritain/Massignon, Desclée de Brouwer, 2020, pp. 272-273
« C’est cette blessure (le coup de lance dans le cœur du Crucifié) qui a fait de St François d’Assise le héraut et le vexillaire de la suprême Croisade, celle où la lance de la Transcendance divine de la guerre sainte musulmane a blessé d’amour et de compassion la chrétienté dans le premier des amants stigmatisés de Son Cœur. »
« Crucifiement » (1957), Écrits Mémorables, 2009, t. I p. 38-39
Bibliographie :
Louis Massignon, « L’apostolat de la souffrance et de la compassion réparatrice au XIIIème siècle » La Cité chrétienne janvier 1931, Écrits Mémorables, 2009, t. I, p.350-364
Louis Massignon, « La Mubâhala de Médine et l’hyperdulie de Fâtima », Écrits Mémorables, t. I, pp. 212-244
Louis Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne au Moyen-Âge ». Conférence donnée au 12e congrès Volta de l’Academia Nazionale dei Lincei de Rome, Ecrits Mémorables, t. II, p. 140-142
Françoise Jacquin, « Les affinités franciscaines de Louis Massignon. Massignon et Damiette », à paraître dans les Actes du colloque au Centre Sèvres, « Saint François et le sultan. Fécondité d’une rencontre ? » 25-26 octobre 2019, Colloque célébrant les 800 ans de la rencontre de Damiette, à voir sur YouTube : https://franciscains.fr/lintegralite-des-conferences-du-colloque-en-video
FJ