Abd-el Jalil est né à Fès en 1904 dans une famille de pieux notables. Ses parents l’emmènent au pèlerinage de La Mecque pour son dixième anniversaire. Elève brillant du Collège franco-musulman de Fès, il part à Rabat, dans un internat franciscain, pour préparer le baccalauréat au lycée Gouraud. Là il y rencontre le Père Clément Etienne qui jouera un grand rôle dans sa conversion. Le Maréchal Lyautey lui octroie une bourse afin de poursuivre ses études en métropole. Il arrive en France en 1925 avec l’intention de préparer une licence de langue et littérature arabes. Il suit donc les cours de Louis Massignon qu’il a déjà rencontré en 1923 à Rabat, parmi les boursiers marocains distingués par Lyautey. Curieux de philosophie occidentale, il s’inscrit aussi au cours de Jacques Maritain ; il est le premier musulman étudiant à l’Institut Catholique de Paris. L’islamologue l’oriente vers l’œuvre d’un mystique persan du XIe siècle, Aayn el Qudat Hammadhan et lui propose une collaboration scientifique. Mais son élève, absorbé par une quête religieuse qu’il confie scrupuleusement à son professeur, va prendre une autre direction. Attentif, Louis Massignon le reçoit régulièrement chez lui : “vous savez que votre couvert est mis le jour que vous voudrez « (lettre du 6/9/1928). 

Pour l’affermir ou pour le dissuader, il consacre son cours de l‘année 1927-1928, au Collège de France, à l’apologétique musulmane. Guidé par un turc musulman devenu prêtre, Paul-Mehmet Mulla Zadé, Abd-el Jalil a pris sa décision. Il sera baptisé, le samedi saint, 7 avril 1928, en présence de Maritain et de Mulla.  Louis Massignon est son parrain et tient à ce que son filleul garde son prénom, pour signifier qu’il ne s’agit pas d’un rejet de l’islam mais de sa transfiguration : il s’appellera donc Jean-Mohammed. Son père coupe aussitôt tout lien avec ce fils, par contre, son frère Omar, comme lui étudiant à Paris, restera très proche de lui. De nombreux catholiques saluent l’événement sans la discrétion qui s’impose. Lors de son audience de 1934, Louis Massignon s’aperçoit que Pie XI connaît déjà son filleul et lui dit qu’il « l’aime » (lettre de Louis Massignon à Abd-el Jalil, 27/7/1934). 

Cette conversion d’un jeune fils de notable marocain fait scandale au Maroc et remonte jusqu’au Quai d’Orsay à Paris. Abd-el Jalil est privé de sa bourse d’études. Sa ferveur le conduit au Séminaire des Carmes, puis l’année suivante, chez les franciscains, au noviciat d’Amiens. Il suit aussi le cours de Louis Massignon au Collège de France de France, qui, pour une seconde année approfondit le thème de l’apologétique musulmane antichrétienne et ce, afin de mettre à l’épreuve sa vocation religieuse ; « Louis Massignon a été un frein dans la succession des décisions qui ont conduit le jeune musulman à demander le baptême, puis à devenir un moine chrétien » estime Daniel Massignon (BAALM, n°22, p.23).  

Répondant au parcours de son filleul, l’islamologue se fait consacrer dans le tiers ordre franciscain, dans la chapelle du noviciat d’Amiens, en 9 février 1931, adoptant son « blason de vocation (la mienne aussi), ces deux mains percées de la même blessure et toujours saignantes dont une des deux mains croisées est substantiellement unie à la nature divine » (Louis Massignon à Abd-el Jalil, 19/5/1933).  Il s’unit à la Ligue de prière du vendredi pour les musulmans, fondée par le jeune franciscain, non pour les convertir, mais pour « une mutuelle sanctification et une meilleure compréhension de leur foi en Dieu ». Dès son vœu de Badaliya en 1934, Louis Massignon l’y agrège et le citera comme exemple dans nombre de lettres et convocations postérieures. Abd-el Jalil en traduira plus tard les statuts en arabe.

Il prononcera ses vœux perpétuels dans l’ordre franciscain le 18 septembre 1933. Ordonné prêtre le 7 juillet 1935 à Lille, Jean-Mohammed est nommé professeur à l’Institut catholique de Paris où une chaire de littérature arabe est créée pour lui ; il y enseignera jusqu’en 1964. Cependant, il reste fidèle à son idéal de jeunesse : « donner au Maroc jusqu’à la dernière parcelle de mon cœur » ; il ne se fera jamais naturaliser. Cela lui est d’autant plus dur qu’il est interdit de séjour au Maroc parce que « renégat » de l’islam (Abd-el Jalil au Père Clément Etienne 14/9/1926).  C’est pourquoi il se solidarise avec ses anciens camarades – dont son frère Omar – qui militent pour l’indépendance de leur pays, au sein du Comité d’action marocain (ancêtre de l’Istiqlal). Surveillés par la police française, ces jeunes militants se font périodiquement arrêtés. Suspecté d’espionnage, Abd-el Jalil souffre de ne pouvoir intervenir pour la libération de ses pairs, aussi supplie-t-il son parrain d’agir, notamment auprès de son ami, le député Robert Schuman.  Lors du grand meeting à la Mutualité du 24 juin 1954, Louis Massignon annonce notamment la libération de M. Lyazidi, beau-frère de Abd-el Jalil.  « Dans ce désert d’horreurs de la colonisation et du protectorat » (lettre de Louis Massignon à Abd-el Jalil, 25/2/1952), les deux hommes sont outrés. Épuisé nerveusement par l’accumulation des bavures de la France vis-à-vis du Maghreb, le franciscain se laissera tenter par Omar d’aller revoir sa famille, en 1961, lors d’un bref séjour à Fès qui sera controversé. La mort prochaine de son parrain le déstabilisera encore, d’autant qu’un douloureux cancer de la langue se déclare. Abd-el Jalil est un des premiers à se recueillir auprès de la dépouille de Louis Massignon, aussitôt conduit à la morgue par son fils, Daniel Masssignon. 

En 1965, Paul VI le nomme premier consulteur au Secrétariat pour les non-chrétiens puis le reçoit en audience privée en 14 mai 1966, confirmant sa vocation : « Le Saint-Père m’a appelé « par mon nom » pour travailler non loin de lui dans l’organisme que lui-même a créé » rapporte le franciscain dans son unique récit autobiographique, Témoignage d’un tard venu à l’Eglise. Cependant, malade, Abd-el Jalil se tiendra à l’écart jusqu’à son décès, le 24 novembre 1979.  

Curieusement, ni le « fils infiniment cher », ni le « merveilleux parrain » n’ont rien publié l’un sur l’autre. L’absence d’Abd-el Jalil dans les hommages posthumes rendus à Louis Massignon est frappante. « Unis par le haut et par l’intime de l’âme » (Abd-el Jalil à Louis Massignon, 12/9/1938), leur relation se situe au-delà du discours. Elle se noue au sein du cœur du Crucifié, « dans une commune vocation de substitution » pour les musulmans dans le secret des échanges et des correspondances.  Le fait qu’Abd-el Jalil soit fils du stigmatisé de l’Alverne exalte les sentiments de son parrain qui lui demande souvent de prier pour que Dieu le « garde désormais ainsi, mourant d’amour pour Lui, toute clôture d’orgueil brisée, tout respect humain détruit (…) je prie Dieu de me faire mourir martyr en terre musulmane.  Obtenez-le-moi, vous qui êtes devant Dieu ma consolation arabe comme Hallâj » (Louis Massignon à Abd-el Jalil, 19/2/1934).  

Plus les années passent, plus s’approfondit leur affection. « Dieu a posé entre nos âmes un lien secret profond, une intention de son cœur » car « nos destinées, par-delà la mort sont liées ». Certes, le cadet fait montre de plus de pudeur tandis que l’aîné, tellement désireux d’être compris, dévoile volontiers ses états d’âme : « Votre amitié est arrivée à briser ce mur et je vais pouvoir connaître quelques détours de plus de cette chaîne d’amour que la grâce divine a passée et nouée » (Louis Massignon à Abd-el Jalil,1/6/1951). Depuis son ordination, Louis Massignon n’appelle plus son filleul « mon cher Jean » mais « cher Père, frère et ami ». Cela encourage ce dernier à joindre à l’invariable « mon cher parrain » quelques notations fraternelles : « la main de Dieu est sur vous et vous avez votre manière tellement personnelle de vous assujettir à son poids et d’accueillir son amitié que vous devenez, vous aussi, avec le Seigneur le signum cui contradicitur » (Abd-el Jalil à Louis Massignon, 9/4/1959). Mais, en toute humilité, il ne demande qu’à rester « l’ami à la porte de l’ami qui entend la voix de l’Ami » (Abd-el Jalil à Louis Massignon, 2/5/1951). Cette formule de haute mystique signe une rare aventure d’intimité spirituelle.  



Bibliographie : 

« J.-M. Abd-el Jalil et Louis Massignon », BAALM, n°22, décembre 2009, pp. 8-149

Maurice Borrmans, Prophètes du dialogue islamo-chrétien, L. Massignon, J.- M. Abd-el Jalil, L. Gardet, et G.C. Anawati, Cerf, 2009

Mulla-Zadé et Abd-El Jalil, Deux frères en conversion. Du Coran à Jésus. Correspondance 1927-1957, rassemblée, introduite et annotée par Maurice Borrmans, Paris, Le Cerf, 2009

Massignon/Abd-el Jalil, Parrain et Filleul, 1926-1962. Correspondance publiée et annotée par Françoise Jacquin, préface de Maurice Borrmans, Cerf, 2007

Maurice Borrmans (dir.), Jean-Mohammed Abd-el Jalil : Témoin du Coran et de l’Évangile, de la rupture à la rencontre, Paris, Éditions du Cerf et Éditions franciscaines, coll. « L’histoire à vif », 2004

Jean-Mohamed Abd-el Jalil, « Témoignage d’un tard venu à l’Église », dans Jean-Mohamed Abd el-Jalil témoin du Coran et de l’Évangile, Paris, Les éditions du Cerf, les éditions franciscaines, 2004, p. 17-36 ; 1ère éd. 1967 dans Les cahiers de vie franciscaine, n° 54, 2e trim. 1967, p. 63-73, BAALM, n°22, décembre 2009, pp. 64-84 Il s’agit du seul texte autobiographique publié.



Archives

Bibliothèque franciscaine de Paris : La correspondance Abd- el Jalil – Massignon, étudiée par Françoise Jacquin y est archivée.

BM