Critique d’art et écrivain naturaliste, puis symboliste dans la veine « fin de siècle », Joris-Karl Huysmans se convertit au catholicisme en 1891. Il s’installe à proximité de l’abbaye bénédictine de Ligugé où il partage la prière des moines et espère fonder une colonie d’artistes convertis comme le peintre, Charles-Marie Dulac. Il fonde alors un nouveau style littéraire qu’il nomme « naturalisme mystique ». 

C’est dans cette troisième période de sa vie que ses pas croisent ceux du jeune Louis, par l’entremise de son père, le sculpteur Pierre Roche (Ferdinand Massignon) qui venait de réaliser le frontispice du roman, La Cathédrale. En 1900, face aux interrogations existentielles de son fils de 17 ans, celui-ci lui fait rencontrer la même semaine, des amis francs-maçons et son ami écrivain converti.  Il s’agissait de lui permettre de « comparer dans un diptyque, science laïque et foi médiévale ». Huysmans lui fait alors part de sa vision de la substitution mystique qui marqua tant le jeune homme, au point qu’il nomma « Badaliya » (substitution en arabe) l’union de prière pour les musulmans qu’il fonda en 1934. Autres thèmes spirituels qui unissent les deux hommes : la figure de la Vierge des douleurs de la Salette, – Celle qui pleure – apparue à Mélanie Calvat en 1846 et dont le secret marqua une génération de convertis de la Belle Epoque, à la suite de Huysmans et Léon Bloy ; la nature oblative du sacerdoce que Louis Massignon embrassa tardivement ainsi que le sens aigu et déchirant du péché, celui d’un catholicisme doloriste propre à cette époque et, surtout, marque de ces âmes tourmentées partageant « une spiritualité ascétique du rachat » (F. Angelier). 

Louis Massignon aurait rencontré ensuite l’écrivain  au printemps 1906 et eut a posteriori la certitude que l’écrivain agonisant avait prié pour sa conversion. Il le nomme parmi ses intercesseurs (aux côtés de Dulac, un autre ami croyant de son père) au moment de sa propre conversion, en 1908, en Mésopotamie, voyage où il avait emporté l’hagiographie de Huysmans sur la compatiente, Sainte Lydwine de Schiedam.
A sa mort, l’écrivain lui légua le dossier Boullan, du nom de ce prêtre sataniste qui conduisit Huysmans à la Salette, lieu de sa conversion, et une image de la mystique de Dülmen, Anne-Catherine Emmerich qui l’avait consolé dans son agonie douloureuse. De son côté, Louis Massignon lui dédicaça sa thèse sur La Passion de Hallaj (aux côtés de Charles de Foucauld). 

Dernier lien mystérieux qui unit les deux hommes, le père de Louis Massignon – toujours incroyant – mourut alors qu’il sculptait un monument à la gloire de Huysmans dont il reste le buste, le seul connu de l’écrivain.

Témoignages de Louis Massignon : 

« Il s’agit pour moi, de remplir un devoir impérieux envers Huysmans, à qui je dois d’avoir retrouvé ma voie, qui pria pour moi, égaré durant son agonie ; qui eut le dernier regard de mon père agonisant ; qui m’envoya après sa mort à Daniel Fontaine, ce saint et admirable prêtre, son dernier confesseur ; qui me communiqua, afin de le transmettre aux autres, le secret de l’honneur fraternel des camarades de travail, la participation, par la substitution mystique, du pêcheur converti à la souffrance de son frère encore impénitent ». 

BAALM, n°20, p. 7


« Je me souviendrai toujours des adieux que j’allais lui faire, partant en Orient -sachant que je ne le reverrai plus.  Assis douteusement – mais « l’âme debout » – fière et maîtresse de sa douleur. Ah, il l’avait enfin conquise – la joie suprême de souffrir, dont il avait tant parlé. Elle le tenait à la gorge et sous l’œil droit – perforant la joue, – et il l’acceptait en lui dans sa force. Je trouvais enfin « celui » qu’il était véritablement, – malgré toutes les touches compactes de sa peinture, – malgré l’ironie légère (si attendue) de sa parole de jadis. Il parfaisait lentement sa mort, – et c’était son chef d’œuvre, sa transfiguration. En lui, – en un pauvre corps gisant, – je sentais pour la première fois la maîtrise -, la définitive divine emprise de « soi sur soi ».

Lettre de Louis Massignon à Jean-Richard Bloch, 6 décembre 1910, BAALM, n°20, pp.1-2



Bibliographie : 

Louis Massignon, Ecrits Mémorables, I, pp. 133-175; chapitre « Huysmans et la Salette », 
– Notre-Dame de La Salette et la conversion de J.K. Huysmans (1946) (E.M. I, p.135)
– Le tombeau de Huysmans (1949) (E.M. I, p.137)
Huysmans devant la « confession » de Boullan (1949) (E.M. I, p.139)
Le témoignage de Huysmans et l’affaire Van Haecke (1957, 2de version en 1963, posth.) (E.M. I, p.147) 

François Angelier, « Douleur, substitution, intersignes : aux sources littéraires de la pensée de Louis Massignon », in Louis Massignon et le dialogue des cultures, Paris, Cerf, 1996, pp. 155-170.

BAALM, n°20, décembre 2007, Dossier « Joris-Karl Huysmans, Pierre Roche, Louis Massignon », pp. 5-128

Dominique Millet-Gérard,
– « Massignon et Huysmans : « silhouette d’or sur fond noir »,
BAALM n°20, pp. 6-33  
– Le Tigre et le Chat gris. Vingt études sur Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans, Classiques Garnier, 2017, pp. 397-414

Henriette Psichari, Les Convertis de la Belle Époque, Paris, Éditions rationalistes, 1971

BM