Mélanie Calvat est, avec Maximin Giraud, le témoin de l’apparition de la Vierge Marie à La Salette en Isère qui aurait eu lieu le 19 septembre 1846. Jeune bergère sans instruction et sans histoire, sa vie est bouleversée par cet évènement miraculeux qui va susciter de nombreux commentaires et réactions. Mélanie est ainsi parfois suspectée de supercherie. De plus, la Vierge lui aurait confié un « secret » dont le contenu provoque des polémiques. En effet, l’appel à la pénitence est suivi de propos sur la décadence du clergé, la destruction de Paris, le retour de la monarchie et la fin des temps. Mélanie transmet le secret au pape Pie IX et rédige plusieurs versions du secret dont celle du 1879 qui est publiée avec l’imprimatur de l’évêque de Naples. Cette publication engendre une grande polémique et l’opuscule est mis à l’index. L’Église veut éviter, par prudence, les interprétations apocalyptiques pour se concentrer uniquement sur l’apparition mariale. En effet, toute littérature émerge commentant le secret de Mélanie, une prophétie pour l’avenir de la France et de l’Église. La disparition des états pontificaux, l’affaiblissement du pouvoir de l’Église partout en Europe, le progrès de l’athéisme et de l’anticléricalisme puis le déclenchement de la Première Guerre mondiale forment pour beaucoup de catholiques inquiets (Léon Bloy, Louis Massignon et Jacques Maritain compris) autant de preuves de la véracité du secret. En 1915, Rome réagit en publiant un admonitum qui interdit aux catholiques de discuter et de commenter le secret.
Dès 1851, après une enquête ecclésiastique, l’apparition est reconnue comme authentique par Mgr de Bruillard, évêque de Grenoble, qui en autorise le culte. Mélanie Calvat devient religieuse à vingt ans, prenant le nom de Sœur Marie de la Croix. Dans une France catholique bousculée par la défaite de 1870 et marquée par la montée de l’athéisme comme de l’offensive anticléricale des républicains, la figure de Mélanie est controversée. La teneur apocalyptique du message de La Salette et les propres positions politiques de la voyante fait d’elle une figure controversée suscitant partisans et détracteurs. Pour les royalistes, elle est un étendard de la cause monarchiste annonçant la restauration prochaine, tandis que pour les anticléricaux, c’est une affabulatrice, représentante de ce qu’il y a de plus irrationnel et obscurantiste dans la foi catholique. La figure de Mélanie est associée au secret et à toutes les polémiques qui l’entourent. Néanmoins, elle poursuit son cheminement religieux qui se caractérise par de nombreux déplacements dans différents couvents en Europe loin des passions et des controverses qui se cristallisent autour d’elle. Sœur Marie de la Croix finit par s’installer en Italie, à Altamura, où elle y rencontre le futur saint Hannibal Maria di Francia avec qui elle met au point des fondations pieuses. Mélanie s’éteint dans la même ville en 1904.
La figure de Mélanie Calvat – et plus largement le culte de Notre-Dame de La Salette – a toujours imprégné la spiritualité de Louis Massignon. Avant lui la voyante a suscité l’intérêt d’écrivains convertis comme Joris-Karl Huysmans, Paul Claudel et surtout Léon Bloy. C’est à travers ces derniers que la méditation et son attachement à Mélanie s’est développée. La présence de Mélanie jalonne les grands moments de sa vie de l’islamologue. De ses débuts de converti jusqu’à la période des engagements politiques et religieux, Mélanie est restée l’une des figures saintes féminines les plus révérées par Louis Massignon. Avec Christine l’Admirable, Marie des Vallées, Anne-Catherine Emmerick, Catherine Daniélou, Violet Susman… elle est considérée comme une de ces « colombes poignardées », victimes compatientes qui portent sur elles les souffrances des autres, dans la logique de la substitution mystique et de la Badaliya. Elle incarne un élément important de sa dévotion mariale qui l’a accompagnée durant toutes ses épreuves personnelles (choix du mariage et d’une carrière scientifique, Première Guerre mondiale, mort de Charles de Foucauld…).
Cet attachement à Mélanie s’est concrétisé par plusieurs visites, sept au total, au sanctuaire de La Salette, toujours à un moment important de sa vie. La première fois, lors de Noël 1911, où il s’y rend à pied et en tenue de ville, risquant sa vie en pleine tempête de neige. Après la Grande-Guerre, pour remercier la Vierge de l’avoir protégé. En 1935, pour confier à Marie son fils aîné Yves récemment décédé. Il s’est rendu en outre à Altamura dont la cathédrale avait accueilli la dépouille de Mélanie. Il a tout au long de sa vie conservé une photo de son squelette exhumé à l’occasion de la translation de ses reliques dans cette cathédrale (il l’a transmis par la suite à Paul Claudel).
Les thèmes de La Salette (spiritualité de réparation, primat de la Vérité et de la Justice contre les injustices de l’après-guerre) orientent ses prises de positions politiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Enfin le témoignage de Mélanie et l’événement de La Salette influencent sa propre conception de l’Église et de la sainteté. La voyante de La Salette représente un aspect de la sainteté qui a toujours marqué Louis Massignon. En effet, pour lui, la mission de Mélanie rejoint celle de sainte Catherine de Sienne qui pousse le pape et les ecclésiastiques pour mettre fin au schisme d’Occident et aux divisions politiques. Pour Louis Massignon, Mélanie agit de même en bousculant le clergé de son temps. Car la mission du saint est de réparer le corps social et religieux déchiré par le péché en rappelant la primauté de la compassion et de la miséricorde dans tous les rapports entre les hommes. Elle se rapproche aussi d’Hallâj dont la mission fut de restaurer la piété des compagnons du Prophète dans une oumma (« communauté des musulmans ») déchirée par les divisions politiques et religieuses. C’est de cette manière que Louis Massignon comprend les propos controversés du secret de Mélanie : l’appel à la pénitence est aussi un appel à la sanctification et à la compassion dans un monde déchiré.
Dans les écrits spirituels publiés par Louis Massignon, Mélanie Calvat est assez peu présente, il faut toutefois mentionner un article paru dans la revue Dieu vivant où il se livre à une forte défense de Mélanie en la faisant sortir de sa réputation trouble et en actualisant son témoignage mis en rapport avec l’actualité dramatique. Mélanie est par contre très présente dans ses correspondances avec Paul Claudel et Jacques Maritain qui partagent le même intérêt pour Mélanie. Après sa nomination au poste d’ambassadeur au Vatican, ce dernier et Louis Massignon travailleront à relancer sa cause de canonisation auprès du Saint-Siège.
Citations :
« Dès l’âge de trois ans, Mélanie était devenue une “vexillaire de la Passion”, “Victime de Jésus”, comme elle signera : une stigmatisée, avec tout ce que ce genre de vocation comporte, comme contradictions, sarcasmes et scandales. Mystère du sang et mystère des larmes chez ces substitués du Christ, dont le témoignage dans l’Église est si grave que l’Église doit le cribler, comme le froment avec l’ivraie, auquel il ressemble souvent, de la manière la plus minutieuse et la plus implacable, dans des enquêtes sans merci, puisqu’il y va du salut de tous. Et Mélanie “de La Salette” a été criblée : par ceux, comme il sied, pour qui elle s’est offerte. »
« Notre Dame de La Salette », Écrits Mémorables, I, pp. 163
« Quand Dieu aime un de ses serviteurs, le signe de Sa prédilection est qu’Il incite les autres à le persécuter. Avant d’être ainsi criblée par les hommes, Mélanie avait été criblée par l’Autre, dont la jalousie angélique l’avait obsédée.”Spectaculum facti sumus angelis et hominibus”. Sur fond de sa mission de “victime”, Mélanie a donc été “criblée”, comme il le fallait, par la persécution des gens de bien. »
« Notre Dame de La Salette », Écrits Mémorables, I, pp. 164-165
« Sur ce sujet scabreux, mais axial à La Salette, des prêtres et religieux déchus, Mélanie a prié, souffert et lutté à la pointe d’avant-garde de l’Eglise militante comme sainte Catherine de Sienne contre les “démons incarnés”, lorsqu’elle parlait et écrivait aux cardinaux français de la Cour papale d’Avignon. Elle a donné sa vie pour eux, avec la certitude qu’elle serait la réconciliation de plusieurs ; il y en aura cette qui monteront cette année à La Salette, pour que la Vierge Sacerdotale les guérisse et les restaure dans leur impérissable dignité. Avant tout, Notre Dame de La Salette, Regina cleri, a pleuré pour les Prêtres, et, Dux abbatissa, pour les Réguliers. »
« Notre Dame de La Salette », Écrits Mémorables, I, pp. 167-168
« Il est très remarquable, notons-le, que Massignon, comme Bloy d’ailleurs, s’attachera tout particulièrement à la personne de Mélanie Calvat (les divers documents en témoignent, à celle qui resta héroïquement seule jusqu’à sa mort, à celle qui a répondu par un “fiat” vraiment marial “avec un consentement plénier – nous le citons encore – avec toute la misère de sa nature “sauvage”, de “muette” et de “louve”, à une vocation salvatrice de substituée à la “Soledad” de la Madone, surplombant nos temps de perdition. »
François L’Yvonnet, « Un destin à rendre jaloux les anges : Louis Massignon et La Salette », La Salette : Apocalypse, pèlerinage et littérature, pp. 227
« Mélanie Calvat est bien pour lui un porte-drapeau, l’un des vexillaires de la suprême croisade, qui trouve sa place dans la cohorte sublime des substitués que retient sa vision doloriste de l’histoire humaine, vision essentiellement féminine, dont Massignon développera les motifs à l’envi, car pour lui, comme pour Bloy, il y a une place exceptionnelle pour la femme dans l’économie du Salut. »
François L’Yvonnet, « Un destin à rendre jaloux les anges : Louis Massignon et La Salette », La Salette : Apocalypse, pèlerinage et littérature, p. 227
Bibliographie :
Mélanie Calvat, La Vie de Mélanie, bergère de La Salette, écrite par elle-même en 1900, Mercure de France, 1912
Louis Massignon, Écrits Mémorables, Robert Laffont, 2009, I,
- « Notre-Dame de La Salette », pp. 156-172
- « Huysmans devant la “confession” de Boullan », (1949), pp. 139-146
Paul Claudel et Louis Massignon, Correspondance 1908-1953 : braises ardentes, semences de feu, éd. Dominique Millet-Girard, Gallimard, 2012.
Maurice Dubourg, « Louis Massignon et Mélanie de la Salette », dans Louis Massignon, Les Cahiers de l’Herne, 13, 1970, pp. 342-348.
François L’Yvonnet, « Un destin à rendre jaloux les anges : Louis Massignon et La Salette », dans La Salette : Apocalypse, pèlerinage et littérature (1846-1996), Jérôme Millon, 2000, pp. 193-219.
Jacques Maritain et Louis Massignon, Correspondance, Desclée de Brouwer, 2020
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