Parmi les figures de sainteté auxquelles s’attache Louis Massignon, un groupe mérite toutes ses attentions : les compatientes. Par ce néologisme, il « désigne globalement les êtres qui seraient voués à la compassion universelle dans une démarche de substitution et de compassion réparatrice, en souffrant pour les autres… La marque du féminin doit être soulignée, dans la mesure où il applique souvent cette notion à des femmes saintes, singulières et marginales, stigmatisées ou visionnaires », comme l’explique Manoêl Pénicaud.   Ces « colombes poignardées » sont réunies dans sa dévotion par-delà le temps et l’espace. « Leur point commun est le rapport central à la souffrance, à la fois signe et matrice de la compassion réparatrice »  ainsi qu’une certaine marginalité dans l’histoire de l’Eglise catholique qui les a parfois condamnées, souvent ignorées ou tardivement honorées. 

Parmi elles, on compte des saintes médiévales comme Jeanne d’Arc, Sainte Lydwine de Schiedam ou Sainte Christine l’Admirable, dite aussi Christina de Wonderbare ; des visionnaires du XIXe siècle comme Mélanie Calvat, Anne Catherine Emmerick, Marie des Vallées ou Myriam Bawardi, et enfin des personnes contemporaines que Louis Massignon a pu rencontrer comme Violet Susman ou Philomène Bertho, l’humble lavandière stigmatisée de Binic, village breton près duquel il allait en villégiature. On peut ajouter à cette liste la figure inattendue de la reine guillotinée Marie-Antoinette qu’il percevait comme une sorte d’« offrande substituée à la monarchie » .

Sainte Christine l’Admirable (1150-1224) et Sainte Lydwine de Schiedam (1342-1380)

Sainte Christine l’Admirable et Sainte Lydwine de Schiedam sont deux mystiques du Moyen-Age flamand qui exercèrent une influence décisive sur l’histoire spirituelle de Louis Massignon.  Cette place capitale prend sa source dans sa visite à Joris-Karl Huysmans en 1900 et se prolongea dans les échanges avec son père, Pierre Roche  Tous deux s’intéressaient aux stigmatisées  et avaient lu le livre du Dr Imbert Gourbeyre, Les stigmatisées (1873). 

Alors que le pape Léon XIII réhabilite en 1890 Sainte Lydwine, Huysmans publie la rédaction de sa biographie en 1901. A  ce moment là, le jeune Louis rencontre l’écrivain qui lui révèle alors l’existence de victimes spéciales destinées à souffrir pour le rachat des âmes. De là date la vision de la substitution mystique qui marqua profondément la spiritualité massignonienne. Lors de son périple décisif en Mésopotamie en 1908, il emporte avec lui un exemplaire du livre de Huysmans, appartenant à son père. 

Après sa conversion de 1908, il entame un dialogue par l’art avec son père agnostique, désarçonné par le retour fervent de son fils à la foi catholique. En 1902, le sculpteur avait réalisé, à la demande Huysmans, une gypsographie de Sainte Christine, suppliante pour tous les damnés. Y figurait la sainte « en extase, perchée comme un oiseau sur la plus haute poutre d’un gibet ; tandis que les suppliciés, pour qui elle intercédait, pesaient de leurs cadavres tordus, aux crocs du charnier, tout en bas ; sous un soleil brumeux ». 
Louis Massignon conserva toute sa vie cette œuvre dans son bureau de la rue Monsieur. Il en témoigne ainsi :

« J’ai maintenant chez moi, sous les yeux, chaque jour, cette estampe, quand je prie ; la pensée de la mort présente, comme en tranchée. Elle me redit les confidences désespérées de plusieurs, rencontrées au seuil de l’agonie, amis jadis heureux qui se sont finalement suicidés, tandis que par une intervention inattendue, Dieu m’a refait chrétien. Jésus est là, vigilant à travers l’image de cette Sainte Christine nous criant que rien n’est impossible en amour, que la prière peut tout oser, qu’elle enlèvera nos âmes jusqu’à Dieu, à jamais, hors du cachot de nos péchés, des tombeaux de nos bonnes résolutions défuntes, de nos serments parjurés, de nos vœux trahis ». 

Lors de la conférence qu’il donna pour les 700 ans de la mort de la sainte, le 24 juillet 1924, il confia son père, mort agnostique, aux prières de l’assemblée et à l’intercession de la sainte :

« L’artiste qui avait conçu cette humble estampe est mort, il y a deux ans, sans avoir eu le temps de se réconcilier sacramentellement avec l’Église. C’est pour lui, pour son âme, remplissant un devoir strict, que je demande ici respectueusement et humblement, l’aumône des prières de l’Église, de vous tous, par l’intercession de Ste Christine l’Admirable, devant Dieu ». 

« Cathédrales invisibles, immortelles où la compassion adorante et réparatrice de l’Eglise offre à Dieu toutes les misères de l’humanité », Christine l’Admirable de Saint Trond et Lydwine de Schiedam eurent une vie marquée par la souffrance. La première, visionnaire, se livra à des ascèses outrancières et la seconde, gravement blessée fut grabataire toute sa vie. L’une et l’autre vouèrent leurs épreuves à l’expiation des pécheurs.
Premières figures de « l’histoire apotropéenne des compassions » qui accompagnèrent constamment Louis Massignon, il relut sa conversion à la lumière de leur intercession, comme il le mentionne lors des vingt-cinq ans de sa conversion en 1933.
Pèlerin infatigable, il se rendit à plusieurs reprises sur leurs tombes. Ses écrits, Lettres à la Badaliya et Correspondances firent souvent allusion à leur exemple édifiant. Si elles ne reçurent pas les stigmates en leur chair, Louis Massignon considéra qu’elles avaient reçu une « stigmatisation sacralisante ». On sait qu’il s’efforça toute sa vie d’incarner cette vocation de substitution mystique, offrant ses tourments psychologiques et ses douleurs physiques pour le salut de tous, notamment de ses frères en
Abraham, les musulmans.

Marie des Vallées (1590 – 1656)

Louis Massignon découvre Marie des Vallées dans les années vingt grâce au livre de d’Emile Dermenghem, un orientaliste spécialiste de l’Algérie, La Vie admirable et les révélations de Marie des Vallées, paru en 1926. Parfois appelée la « Sainte de Coutances », elle ne fût pourtant jamais canonisée. 

Fille de paysans, cette mystique aurait été envoutée dans sa jeunesse, sans que les exorcismes la libèrent de ses terribles tourments. On raconte qu’elle avait le don de glossolalie et répondait en grec et en latin, langues qu’elle ignorait. Des années plus tard, elle décida de se vouer à Dieu et d’offrir ses horribles souffrances « au-delà de ce qui semble possible pour le salut de l’humanité et la destruction du péché ». Elle s’inscrit dès lors dans cette chaîne d’âmes offertes dont Louis Massignon se réclame depuis sa conversion. 

Le 17 novembre 1924, il fait le vœu, comme elle, « d’être damné éternellement pour les pécheurs et pour tous les hommes, si telle est la volonté de Dieu » ; il ne fait que réactualiser son acte de donation à Dieu du 24 juillet 1908.

Myriam Baouardi (ou Bawardi) (1846-1878)

Cette jeune carmélite palestinienne, de rite melkite est offerte à la souffrance rédemptrice, depuis son enfance. Elle entre en religion sous le nom de Sœur Marie de Jésus crucifié.  Stigmatisée, visitée d’extases et de visions, elle avait tout pour être vénérée par Louis Massignon. 

Après avoir été placée très jeune comme domestique, elle entre au Carmel de Pau, à 18 ans, alors qu’elle était au service d’une famille libanaise à Marseille. Quelques années avant sa mort précoce, elle participe, comme arabisante, à la fondation du Carmel à Bethléem.

Dans sa lettre de convocation à la Badaliya du 4 novembre 1957, Louis Massignon la compte parmi « les âmes compatientes prédestinées » qu’il faut prier. Il souhaitait en faire la patronne des Lieux Saints et milita pour sa béatification qui adviendra en 1983, sous le pontificat de Jean-Paul II. Sa canonisation sera proclamée par le Pape François en 2015. 

FJ et BM



Bibliographie : 

Louis Massignon, « Un vœu, un destin : Marie-Antoinette, Reine de France », Écrits Mémorables, t. I (1955), pp.179-210. 

Louis Massignon, « L’apostolat de la souffrance et de la compassion réparatrice au XIIIe siècle », Écrits Mémorables, t. I (1924), pp. 350-364, à propos de Christine l’Admirable de Saint Trond et Lydwine de Schiedam.

Louis Massignon, Badaliya, au nom de l’autre, (1947 – 1962), Le Cerf, 2011, p. 159.  

Emile Dermenghem, La Vie admirable et les révélations de Marie des Vallées, Plon, 1926

Joris-Karl Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam, Stock, 1901.

  1. Moncelon, « Le secret de Louis Massignon », Louis Massignon : The vocation of a Scholar, colloque à l’université Notre-Dame, États-Unis, 1997).  A propos du  vœu  de Louis Massignon du 17 novembre 1924.

Manoël Pénicaud, Louis Massignon. Le « catholique musulman », Bayard, 2020, pp.304 et 309.