Très tôt, Louis Massignon se passionne pour le langage, comme dans son premier mémoire d’étude universitaire sur Le langage d’Honoré d’Urfé. Étude sur l’expression des passions de l’amour dans la première partie de l’Astrée (1902) ou dans sa thèse secondaire, Essai sur l’origine du lexique technique de la mystique musulmane (1922). Le style précieux et poétique de L’Astrée cède peu à peu la place à l’étude et à l’expérimentation du langage mystique pour se terminer en une « parole extasiée » face au Tout Autre, qu’il rapproche du simple « Fiat » de Marie lors de l’Annonciation ou du cri de parturition. 

La langue arabe occupe une place cruciale dans le cheminement intellectuel et spirituel de Louis Massignon. Le langage est une voie royale d’accès au « décentrement méthodologique » pour mieux comprendre l’autre de l’intérieur, son système d’expression et de pensée. L’usage de la langue arabe et par-delà, de toute langue, est conçue comme une expatriation, un pèlerinage. Chez L. Massignon, l’expérience du sacré et de l’altérité passe avant tout par le langage. Tout au long de sa vie, il parle, écrit et prie en arabe si bien que son usage même de la langue française s’en trouve transformé, car « pétri d’une syntaxe typique de l’arabe : phrases nominales, ellipses, condensations, périphrases, allusions… », comme le souligne Laure Meesmaecker, dans sa thèse de 2003, Louis Massignon au jardin de la parole

Pour lui, l’importance fondamentale de l’arabe est d’être, par sa structure même, une langue prophétique, celle de la révélation coranique et de la prière liturgique de l’islam, c’est pourquoi il nous enjoint « d’être des sémites spirituels » à la suite de l’appel lancé par Pie XI en 1938 à Bruxelles. En 1949, Pie XII l’autorise à passer du rite latin au rite melchite de langue arabe, ce qui va lui permettre d’entrer dans le sacerdoce et de célébrer en arabe. 

Sur le plan académique, L. Massignon est l’un des plus grands arabisants français du XXe siècle. En octobre 1933, il est nommé membre de l’Académie royale de langue arabe du Caire. Elle se réunit pour la première fois en janvier 1934, puis de façon annuelle. De 1946 à 1955, il présidera le jury national d’agrégation d’arabe jusqu’en 1955, insigne honneur pour lui qui n’est pas agrégé.

Dans ses engagements politiques, L. Massignon est un homme de témoignage et de « la Parole donnée » car la parole engage l’homme et l’homme se donne dans son langage. Il n’aura de cesse de dénoncer les manquements à cette parole par les puissances coloniales face aux Arabes. 

La langue arabe a aussi déterminé ses positions en matière littéraire et esthétique. Sa conversion ne se résume pas à un choix confessionnel mais se caractérise par une expérience vivante de Dieu qui a radicalement modifié son point de vue sur le langage, la vérité et la beauté. Dans une lettre à Paul Claudel, il affirme avoir beaucoup pratiqué l’écriture poétique avant sa conversion, puis avoir décidé de détruire toutes ses productions. Cette activité poétique, pour lui associée à une vie désordonnée et de « péché », est abandonnée au profit d’une vie chrétienne marquée par l’ascèse, l’abnégation et l’imitation du Christ. Se détournant de l’écriture poétique considérée comme profane, il opte pour la mystique où seule compte la Beauté de Dieu et non celle de la création. Ainsi juge-t-il sévèrement la littérature religieuse de son temps, lui préférant de loin le style particulier des mystiques qui représente selon lui une saisie effective du Réel. 

Son expérience spirituelle, la pratique de la langue arabe et la fréquentation des écrivains mystiques tant chrétiens que musulmans, ont façonné une vision du langage marquée par sa capacité à exprimer la Vérité d’essence divine. Contre l’artificialité littéraire, contre la prolifération du mensonge en politique, contre les trahisons de la « parole donnée » et contre la technicisation des moyens de communication, Louis Massignon défend une utilisation du langage qui épouse toujours la Vérité. Cette défense est aussi bien politique que spirituelle. La parole du témoin n’est jamais une prise parole solitaire et encore moins esthétique, loin de là, elle est toujours façonnée par l’Autre. Que le témoin énonce le martyre d’amour que subit son âme, qu’il réclame la justice pour le prochain ou encore la prééminence de la Vérité sur tout, le langage est toujours lié d’une façon ou d’une autre à l’amour et à la compassion.

Citations : 

« La parole humaine n’est pas un bruit individuel variable plus ou moins musicalisé par l’intention de son intonation, ce n’est pas seulement un moyen d’entente, de réconciliation entre les hommes, c’est un appel personnel poignant destiné à nous faire sortir de nous-mêmes, de notre pays, de notre parenté, de tout dépasser vers l’amour. »

« Valeur de la Parole Humaine en tant que témoignage », Écrits Mémorables, I, p.57


« Car le langage est doublement un “pèlerinage”, un “déplacement spirituel”, puisqu’on n’élabore un langage que pour sortir de soi vers un autre : pour évoquer avec lui un Absent, la troisième personne, comme dit la grammaire, al-Ghâ’ib, l’Inconnu, comme dit la grammaire arabe (…). »

Idem, Écrits Mémorables, I, p.55


« Je crois qu’il y a un dialogue suprême, c’est en cela évidemment que je reviendrais à une formule trinitaire, en ce sens que la vie divine est en effet une communication constante entre Celui qui parle, Celui à qui l’on parle et Celui de qui l’on parle. Mais il y a une substance Une, il y a une essence incommunicable, et qui n’engendre pas et n’est pas engendrée, qui est purement et définitivement et totalement transcendant. »

« L’involution sémantique du symbole dans les cultures sémitiques » , Écrits Mémorables, II, p. 267        


« Il y a une espèce de transcendance dans le langage déjà, que j’ai sentie à travers l’arabe. »

Idem, Écrits Mémorables, II, p.265


« D’elle-même, la langue arabe coagule et condense, avec un certain durcissement métallique, et parfois une réfulgence hyaline de cristal, — l’idée qu’elle veut exprimer, — sans céder sous la prise du sujet parlant qui l’énonce. C’est une langue sémitique, occupant donc une position intermédiaire entre les langues aryennes et les agglutinantes ; et si, dans les autres langues sémitiques, la présentation de l’idée est déjà, pour des raisons de texture grammaticale, elliptique et gnomique, discontinue et saccadée, — en arabe, la seule qui subsiste comme langue de civilisation, ces traits s’aggravent encore, l’idée jaillit de la gangue de la phrase comme l’étincelle du silex. »

« L’arabe, langue liturgique de l’islam » (1935), Écrits Mémorables, II , p. 198
NB : Par « langues aryennes », il faut entendre langues indo-européennes .


« Le mysticisme français ne fait, je crois, apparaître si clairement ses voies abstraites et dépouillées que parce que notre langue se prête davantage à cette voie d’ascèse qui est le vrai renoncement initial de toute vie catholique. Comparez certaines lettres de la Bhse (Bienheureuse) Marguerite Marie, à telles phrases de sainte Angèle de Foligno, à tels mots de saint Jean de la Croix. L’identité est fondamentale, mais plus transparente la langue en français. Je ressens avec vous cet écrasement de nos imageries crues belles devant l’imminence entrevue de Dieu. « Abhorrer les images comme la mort » (le mot : textuel dans saint Jean de la Croix, et je crois dans sainte Angèle de Foligno) ; cela n’est, en effet, ni l’iconoclasme, ni l’Islam. Il faut avoir « pourri », avoir traversé les images comme la mort, pour ressusciter dans la forme glorieuse (et précise). Être broyé, disait saint Ignace d’Antioche, pour devenir pur froment du Christ. »

Paul Claudel et Louis Massignon, Correspondance, éd. Dominique Millet-Gérard, p. 162 



Bibliographie : 

Louis Massignon, Écrits Mémorables, Robert Laffont, 2009, II,
Pro Psalmis. Défense de l’aspect qu’assume l’idée dans les langues sémitiques (EM II, p.182)
Modes d’expression caractéristique de la pensée arabe (EM II, p.189)
– L’arabe langue liturgique de l’Islam (EM II, p.197)
Comment ramener à une base commune l’étude textuelle de deux cultures : l’arabe et la gréco-latine (EM II, p. 202)
Réflexions sur la structure primitive de l’analyse grammaticale en arabe (EM II, p. 246)
L’involution sémantique du symbole dans les cultures sémitiques (EM II, p. 262)
Introspection et rétrospection. Le sentiment littéraire des poètes et l’inspiration proprement mystique (EM II, p.280) 
L’expérience mystique et les modes de stylisation littéraires (EM II, p.286)  

Hippolyte Doyen, La pensée mystique et esthétique de Louis Massignon, Université de Picardie Jules Verne, UFR des Lettres, mémoire de Master 1, sous la direction de Mme Anne Duprat et M. Mohammad Ali Amir-Moezzi, soutenu le 21 juin 2018

Bernard Guyon, « Jalons pour l’étude du style de Louis Massignon », Massignon, Les Cahiers de l’Herne, 1970, pp. 106-114

Laure Meesmaecker, Louis Massignon au jardin de la parole, Thèse sous la direction de Dominique Millet-Gérard, soutenue en Sorbonne le 26 novembre 2003, publiée dans : Laure Meesmaecker, Louis Massignon et le langage. Le miroir sombre et la langue des larmes, Paris, Éditions Honoré Champion, 2017

Jacques Mercanton, « Une note sur le style littéraire de Louis Massignon », Massignon, Les Cahiers de l’Herne, 1970, pp. 115-120

 Dominique Millet-Gérard
– « Massignon et Huysmans : « silhouette d’or sur fond noir »,
BAALM, n°20, pp. 6-33
– Le Tigre et le Chat gris. Vingt études sur Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans, Classiques Garnier, 2017, pp.397-414 

Jean Morillon, « La Révélation et les langues sémitiques, d’après Louis Massignon », Louis Massignon et le dialogue des cultures, 1996, Le Cerf, pp. 43-70

Gérard Troupeau, « Louis Massignon et la langue arabe », Louis Massignon et le dialogue des cultures, 1996, Le Cerf, pp. 33-42

 

 

 

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