La trajectoire de Louis Massignon est celle d’un pèlerin, à la fois dans sa vie savante, sa vie spirituelle surtout, et ses engagements. 

Outre les études qu’il consacre au phénomène pèlerin dans les religions abrahamiques, c’est un thème majeur qui l’habite intérieurement. A cet égard, ses innombrables voyages scientifiques ou diplomatiques sont souvent l’occasion de pèlerinages personnels. Ainsi, à l’occasion d’une invitation à un séminaire d’études gandhiennes à Delhi, en lien avec l’UNESCO en janvier 1953, il se recueille dans le jardin de Birla House, lieu de l’assassinat de Gandhi et participe à une commémoration officielle au crématorium où le corps du Mahatma avait été incinéré. Il effectue aussi, en privé, un pèlerinage à Mehrauli, sur la tombe d’un saint musulman, Qutb Bakhtiyâr, lieu où trois jours avant sa mort, Gandhi s’était rendu avec des femmes hindoues et musulmanes, signe de sa volonté de réconciliation entre les deux communautés déchirées par la partition de 1947. C’est ce geste du Mahatma en faveur des musulmans qui précipita son assassinat par un hindou fanatique. De même, lors d’une tournée de conférences en Amérique du Nord, en 1952, il se rend à Saint-Basile de Madawaska, dans la Haute Vallée du Saint-Jean au Canada, en souvenir de son fils, Yves († 1935) qui avait consacré ses dernières forces à l’étude de cette région.

Le pèlerinage est aussi l’un des « moyens pauvres » de son action politique et militante, avec la prière et le jeûne, à la manière non-violente de Gandhi. Ainsi, il fera 28 pèlerinages à Jérusalem, autant d’occasions de visiter également les camps de réfugiés palestiniens après 1949. En plein contexte de décolonisation, et avant même l’éclatement de la Guerre d’Algérie, il initie en 1954 le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants à Vieux Marché, en Bretagne, afin de promouvoir une « paix sereine » en Algérie et en Afrique du Nord. Récemment retraité de ses fonctions au Collège de France, il s’engage un peu plus dans la cité en fondant ce pèlerinage atypique et lieu précurseur du dialogue interreligieux.

De Louis Massignon, on retient parfois l’image un peu éthérée d’un intellectuel et d’un mystique hors-sol. Son coffret à dévotion démontre aussi une piété concrète, une religiosité simple et « populaire » ; il y conservait des bouteilles d’eau bénite du Jourdain et de Lourdes, des poignées de terre provenant des lieux saints, des fleurs séchées glanées à Gethsémani, et de nombreuses images pieuses, chapelets et croix rassemblés au gré de ses pérégrinations, notamment en Terre sainte (Jérusalem, Bethléem, Nazareth, Mont Carmel…). 

Les pèlerinages de L. Massignon – de Domrémy à La Salette, de Tamanrasset à Dülmen, de Damiette à Namugongo (Ouganda), d’Éphèse au sanctuaire shinto d’Isé (Japon) – dressent les contours d’une « foi aux dimensions du monde », au-delà des frontières confessionnelles. L’espace est tramé de ce réseau de lieux saints, comprenant des grands sanctuaires (Jérusalem, Rome, Lourdes, Fàtima…), mais aussi de localités emprunts d’une dévotion plus personnelle (Damiette, site du vœu de badaliya en 1934, le Madawaska en souvenir d’Yves, ou Domrémy en lien avec son père agnostique mais néanmoins attachée à la figure de Jeanne d’Arc…). Sa « géographie spirituelle du monde » s’appuie sur une conception de la substitution mystique où les figures de sainteté-intercesseurs, compatients ou abdâls – sont reliées en une chaine de témoignages, de prières et d’intercessions, par-delà l’espace et le temps. Ce sont ces pôles de sainteté qui garantissent, selon lui, la bonne marche du monde. Les parcourir, c’est participer au salut de l’humanité. 

Finalement, le pèlerinage devient une métaphore du décentrement et de cheminement pour une humanité partagée entre deux archétypes opposées : la figure du pèlerin et celle du forçat.  

Citations :

« Notre foi est essentiellement vivante et la vie est la qualité du pèlerin qui marche. Vers quoi va ce pèlerin ? Il va vers un Lieu Saint, préfigure de la Béatitude, il s’exile de lui-même -c’est le sens de la Foi- on s’exile de ses douceurs quotidiennes, de ses facilités ordinaires…Il faut, en effet, être pèlerin ou forçat ici-bas ; mais il faut bouger et le voyage, de la naissance à la mort est une sorte de pèlerinage essentiel…Il y a un dépouillement dans ce voyage du pèlerinage qui est un dépassement, une spiritualisation. » 

“La Foi aux dimensions du monde” (1949), Écrits Mémorables, 2009, t. I, pp.14-16                               


« La colonisation est exactement la dégradation, la dépravation impudique du pèlerinage : on vide la mine, on épuise la plantation, on épuise le sol nourricier, la terre matricielle ; et par une dérision affreuse, l’hôte indigène est traité en forçat…alors qu’aux étapes du pèlerinage l’hôte étranger nous convie au repas, à l’agapè de l’amitié divine où reposer notre fatigue dans la Paix de Dieu, se substituant à nous comme un frère. Et comme Dieu puisque nous croyons à l’Incarnation. » 

“Le pèlerinage” (1949),  Écrits Mémorables, 2009, t. I, pp.10-11


« Il y a bien une géographie spirituelle du monde, mais cette géographie est dynamique, et c’est en situant le sens de ces déplacements qu’on peut en caractériser la valeur finale pour nous. Tout déplacement humain à valeur spirituelle peut être défini « pèlerinage » et tout but d’un tél déplacement « terre sainte ». Il est permis d’ores et déjà d’affirmer que c’est vers la Terre Sainte du Christ que les mouvements de l’humanité tendent à la rassembler. »

“Le pèlerinage” (1949), Écrits Mémorables, 2009, t. I, p. 8                          


« Le pèlerinage, c’est passer le gué pour rejoindre dans l’au-delà nos devanciers, ces explorateurs de la Route salvatrice afin de méditer en certains lieux d’élection, leur désir. »

Badaliya. Au nom de l’Autre, 2011, p. 253


« Il faudrait, tout de même, que la Chrétienté affalée depuis des siècles dans son bien-être et ses modes, se redresse, et reprenne « le bâton des vieux voyageurs », en masse… » 

“Le pèlerinage” (1949), Écrits Mémorables, 2009, t. I, p. 11


« L’Islam est la seule communauté monothéiste qui, depuis treize cents ans, ait édicté le pèlerinage comme un devoir d’obligation. » 

“Le pèlerinage” (1949), Écrits Mémorables, 2009, t. I, p. 12


 « Le pèlerinage, que ce soit celui de l’Exode hébreu qui culmina au Sinaï, avec la vision, avant de déboucher en Palestine, ou que ce soit celui du Croisé chrétien, peut et doit culminer au seuil de la vision béatifique, mais il nous mène ici-bas par l’étape sacramentelle de l’hospitalité, de la Maison-Dieu, de l’Hôtel-Dieu, comme disait le Moyen-Âge, au repas communiel qui est l’aumône de vie spirituelle du Pauvre des Pauvres. Le pèlerinage est le seul moyen collectif de sanctification, d’ascèse et d’intercession à la portée des plus humbles ; il est aussi, et surtout, l’image de l’Incarnation, ce pèlerinage terrestre du Verbe. Et nous savons où Il est venu. » 

 “Le pèlerinage” (1949), Écrits Mémorables, 2009, t. I, p. 13


« Car le langage est doublement un “pèlerinage”, un “déplacement spirituel”, puisqu’on n’élabore un langage que pour sortir de soi vers un autre : pour évoquer avec lui un Absent, la troisième personne, comme dit la grammaire, al-Ghâ’ib, l’Inconnu, comme dit la grammaire arabe ; que l’on cherche à découvrir et à identifier ensemble ; afin de lui rendre témoignage, puisqu’il est la vérité, quand nous l’avons accepté par ce “fiat” du cœur, ce “kun”, qui est mentionné huit fois dans le Qoran, toujours pour la “Parole de Dieu, Jésus fils de Marie”, et pour le Jugement Dernier. »             

“Valeur de la parole humaine en tant que témoignage” (1950), Écrits Mémorables, 2009, t. I, p. 55



Bibliographie :

BAALM : n° 8, juin 1999 sur Les Sept Dormants d’Éphèse, et, n°16, juin 2004, sur Le Pèlerinage.
A noter que chaque bulletin consacre un court article à la rencontre islamo-chrétienne annuelle à Vieux-Marché (Bretagne).

Manoël Pénicaud, Louis Massignon, le « catholique musulman », Bayard, 2020, chapitre 8 « Le pèlerin » , pp. 379-402. 

Manoël Pénicaud, Le Réveil des Sept Dormants. Anthropologie d’un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne 464 p. (613 p. avec les annexes), thèse soutenue le 9 décembre 2010 à l’Université d’Aix-Marseille, publiée sous le titre : Le réveil des sept Dormants.Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Préface de Thierry Zarcone, Paris, Cerf, Col. Patrimoine, 2016 (1ère édition 2014), 528 p. 

Bernard Heyberger, « Manoël Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 172 | octobre-décembre, mis en ligne le 08 juin 2016, consulté le 08 juin 2016. URL : 

Manoël Pénicaud, « L’hétérotopie des Sept Dormants en Bretagne », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 155 | juillet-septembre 2011, pp.131-148 ; mis en ligne le 10 novembre 2011. 

BM