Figure de proue de la Renaissance arabe (la Nahḍa), historien, écrivain, traducteur, professeur des Universités et recteur, ministre de l’éducation, sa vaste production intellectuelle, parfois controversée, lui a valu le titre de « Doyen des lettres arabes ». Esprit universel, il a bénéficié à la fois d’une éducation traditionnelle et européenne ; sa vie constitue un exemple des changements sociaux politiques à l’œuvre en Égypte au début du XXe siècle. Contemporains, Louis Massignon et Taha Hussein ont en partage, du Caire à Paris, la fréquentation de plusieurs lieux de la pensée, ainsi que la conviction qu’il est possible de concilier modernité, mobilité, nouveauté et authenticité. 

Né en 1889 dans un village situé à 300 kilomètres au sud du Caire, Taha Hussein devient aveugle à l’âge de trois ans. Doué d’une excellente mémoire, sa fréquentation du kuttāb lui permet, à neuf ans, de mémoriser le Coran. En 1902, il part étudier au Caire, à l’Université al-Azhar, où il est rapidement déçu par la vétusté des méthodes d’enseignement et l’obsolescence des programmes. Cependant, grâce à l’enseignement de Sayyid al-Marṣafī (m. 1931) et du réformateur Muḥammad ʿAbduh (m. 1905), il parvient à sortir du carcan de l’enseignement traditionnel azhari. Louis Massignon obtient le droit d’étudier, au cours de l’année 1909-1910, au sein de cette université millénaire.   

Pourtant, ce n’est pas là que les deux hommes font connaissance, mais à l’Université égyptienne, en 1912. Cette année-là, Massignon donne quarante conférences sur l’histoire des termes philosophiques arabes et Taha Hussein est présent. Le savant français a alors une affinité particulière pour les étudiants formés à al-Azhar, car il observe qu’ils ont appris à raisonner dans leur langue maternelle, en arabe. Taha est l’un d’entre eux et Massignon ne tarde pas à remarquer son intelligence exceptionnelle. Un lien d’amitié se tisse entre le maître et l’élève. Les idées de Massignon suscitent l’enthousiasme de ses étudiants lorsqu’il affirme que la langue arabe a depuis toujours une mission à assumer au sein de la culture universelle; lorsqu’il dit pressentir que de même que cette langue a servi dans le passé de point de rencontre entre diverses cultures, elle remplira à nouveau à l’avenir, moyennant des efforts renouvelés, son rôle international.  

Au sein de cette jeune Université égyptienne, fondée en 1908, Taha Hussein est le premier à recevoir, en 1914, le titre de Docteur, pour sa thèse sur le poète et philosophe ʿabbāside aveugle Abū l-ʿAlāʾ al-Maʿarrī (m. 449/1058), une figure pour laquelle il ressent une profonde empathie. 

Ensuite, Massignon ayant été désigné comme responsable des étudiants envoyés en France, il apporte son aide à Taha Hussein qui, à son arrivée en France, doit faire face à la désorganisation et au tumulte qu’entraîne la première guerre mondiale et met tout en œuvre pour faciliter son séjour à Paris et ses démarches administratives. En 1918, Taha soutient brillamment en Sorbonne sa seconde thèse doctorale, consacrée à la philosophie sociale d’Ibn Khaldūn et préparée sous la direction d’Émile Durkheim et de Paul Casanova.  

Taha ne rentre pas seul en Égypte : la jeune femme qui l’aidait dans la lecture des ouvrages nécessaires à ses recherches, Suzanne Bresseau, ne le quittera plus. Suzanne et Taha se marient et deviennent parents de deux enfants : un fils, Claude-Moënis, et une fille Amina, qui, sous la dictée de son père, consignera son autobiographie (al-Ayyām/Le Livre des jours). 

Après la première guerre mondiale, pas une année ne passe sans que Louis Massignon et Taha Hussein ne se rencontrent au Caire ou à Paris. Une admiration mutuelle ne cesse de croître, leur amitié ne cesse de s’approfondir, ils s’instruisent mutuellement. 

À partir de 1932, ils se retrouvent également au sein de l’Académie de langue arabe, dont ils sont membres, l’un et l’autre.  

Au Caire, dans les années 1950, les contacts sont nombreux entre les pères dominicains et les milieux musulmans cultivés. Autour de la Maison dominicaine, la venue Louis Massignon et celle de Louis Gardet sont l’occasion de réunir de nombreux chercheurs et intellectuels chrétiens et musulmans, parmi lesquels Georges C. Anawatī, Mary Kahīl, Ibrahim Madkour, Maḥmūd al-Khuḍayrī, ʿUthmān Amīn, Aḥmad Fuʾād al-Ahwānī, Aḥmad Fāris al-Shidyāq, etc. Avec Taha Hussein qui est devenu ministre de l’éducation (1950-52) et qui est l’un des fidèles de ces rencontres, il partage le souhait que soit reconnue en droit la liberté de conscience et d’expression.

Dans ses œuvres, Taha Hussein revendique la possibilité pour les musulmans de pouvoir poser certaines questions, de pouvoir remettre en cause les assertions figées de certains savants. Dans Mustaqbal al-thaqāfa fī Miṣr (L’avenir de la culture en Égypte), Hussein soutient l’idée d’une modernité fondée sur la rénovation d’un héritage culturel conçu au sens large plutôt que sur son rejet et déploie une vision inclusive de la culture. 

Professeur de littérature arabe à l’Université égyptienne, premier recteur de l’Université d’Alexandrie, ministre de l’Instruction publique, écrivain, traducteur, Taha Hussein exerça par son œuvre, ses prises de position, ses nombreuses amitiés et ses voyages, un véritable magistère. Dès 1912, Massignon avait su reconnaître chez son étudiant un esprit d’exception. Pourtant, l’œuvre de ce très clairvoyant aveugle, nominé à maintes reprises pour le Prix Nobel de Littérature, mais cependant non élu, attend toujours d’être connue et reconnue pour sa force et son universalité.

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Témoignage de Taha Hussein sur Louis Massignon :

« Il nous parlait de philosophie moderne. Il essayait d’arabiser sa terminologie pour l’adapter à celle de la philosophie arabe ancienne. Il déployait des efforts considérables, tout d’abord pour préparer ces cours et ensuite pour nous transmettre sa pensée ». […] « Après quelques jours d’enseignement s’établit entre nous une amitié spontanée. Il s’intéressait à ma vie et m’invitait à aller le voir à l’Institut français où il demeurait. J’y suis allé souvent. Alors je l’écoutais et il m’écoutait. À la fin de son enseignement, quand il quitta l’Égypte, il avait pour moi une véritable amitié.»

 Taha Hussein (1963), p.  27 [trad. Descamps-Wassif (1997), p. 277.]


«Il aima les musulmans comme s’il avait été l’un des leurs, tout en conservant un attachement profond à sa foi chrétienne, qu’il approfondissait jusqu’à devenir mystique.»

Taha Hussein (1963), p.  29 [trad. Descamps-Wassif (1997), p. 278.]



Témoignage de Louis Massignon sur Taha Hussein :

« Et, parmi nos élèves, j’ai eu la consolation d’avoir un esprit de tout premier ordre, un très clair-voyant aveugle, Cheikh Taha Hosayn : c’était un ancien d’al Azhar ; et il fournit déjà à El Garidah des articles de fond d’une très belle tenue.»[…] « Un étudiant hors ligne le Cheikh Taha Husayn, expose au sujet de la question 10 avec un parfait choix d’expressions, les antinomies kantiennes de la raison pure.»

Louis Massignon (1913), pp. 5; 9.



Bibliographie :

  • Dominique Avon, Les Frères prêcheurs en Orient : Les Dominicains du Caire (années 1910 – années 1960), Paris, Éditions du Cerf, 2005.
  • Taha Hussein, « Ustādhī wa ṣadīiqī Louis Massignon », fī Dhikrā Louis Massignon, Le Caire, Dar el-Salam, 1963, pp. 27-30. [Trad. Sara Descamps-Wassif, « Les amitiés égyptiennes de Louis Massignon », in Massignon et ses contemporains. Jacques Keryell (dir.), Paris, Karthala, 1997, pp.275-287].
  • ———. La philosophie sociale d’Ibn-Khaldoun, Paris, A. Pedone, 1918.
  • Suzanne Taha Hussein, Avec toi : de la France à l’Égypte. Un extraordinaire amour (1915-1937), Paris, Cerf, 2012.
  • Jacques Langhade ; Abdallah, Bunfour (dir.), Taha Hussein : colloque de Bordeaux, 15, 16 et 17 décembre 1989, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1991.
  • Abdelrashid Mahmoudi, Ṭāhā Ḥusain’s Education. From the Azhar to the Sorbonne. Richmond (GB), Curzon Press, 1998.
  • Louis Massignon, Rapport. Mission d’études sur le mouvement des idées philosophiques dans les pays de langue arabe [dactylographié], 4 juillet 1913.
  • ———. « L’histoire des doctrines philosophiques arabes à l’université du Caire », Revue du Monde Musulman, vol. XXI, 1921, pp. 149-157.
  • ———. Muḥāḍarāt fī tārīkh al-iṣṭilāḥāt al-falsafiyya al-ʿarabiyya : min 25 Nūvambir sanat 1912 ilā 24 Abrīl sanat 1913, préf. I. Madkour ; éd. Z. M. El-Khodeiry, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1983. 
  • Florence Ollivry, Louis Massignon et la mystique musulmane – Analyse historiographique, méthodologique et réflexive, thèse de Sciences des religions, Université PSL/ EPHE/Université de Montréal, 2019.
  • Maria Elena Paniconi, «Ḥusayn, Ṭāhā», in: Encyclopaedia of Islam, THREE, dir.:  Kate Fleet, Gudrun Krämer, Denis Matringe, John Nawas, Everett Rowson, 2017.
  • Rached Hamzaoui, L’Académie de Langue Arabe du Caire, Histoire et œuvre, Tunis,  Publications de l’Université de Tunis, 1975.