Anne-Catherine Emmerick est une mystique allemande et religieuse augustine, née en 1774 à Coesfled en Westphalie. Issue d’un milieu paysan, sans instruction, elle se distingue durant l’enfance par une piété à la fois simple et fervente marquée par la dévotion au Christ crucifié. Elle s’adonne aux prières du chemin de Croix et s’est forgée un sens profond de la Passion à travers la statue gothique de la crucifixion du Christ de Coesfeld. N’ayant aucun attrait pour la vie mondaine ni le mariage, elle réussit péniblement à entrer au couvent catholique des augustines dans un contexte trouble puisque la Westphalie est alors occupée par la France. La jeune femme supporte héroïquement toutes sortes de vexations. Les mauvais traitements et les conditions de vie difficile du couvent altèrent sa santé. Un grave accident, à la fin de mars 1813, la contraint à demeurer alitée. La confédération du Rhin mise en place par l’occupant français confisque les biens du clergé, le couvent des augustines est directement touché par cette mesure et les religieuses dispersées. Elle est prise en charge par un prêtre français exilé, l’abbé Lambert. Loin de la plonger dans la résignation, tous ces maux lui font progressivement prendre conscience de sa vocation qui est celle d’une vie d’expiation et de souffrance, portant sur elle les douleurs de ses prochains et se joignant au Christ crucifié en participant et en partageant les douleurs de la Croix. C’est à partir de cette période qu’elle est sujette à de nombreux phénomènes extraordinaires, des extases fréquentes, des visions de l’histoire sainte, don de lire dans les cœurs et don des stigmates. Malgré sa discrétion, elle devient malgré elle un objet de curiosité. Elle attire de nombreux visiteurs dont le célèbre poète romantique Clemens Brentano qui s’est chargé de retranscrire ses visions. La « voyante de Dülmen » a par exemple vécu intégralement les vies de Marie et de Jésus, les souffrances extérieures comme les états intérieurs faisant d’elle une héritière de la tradition de la mystique affective et de la spiritualité de l’imitation du Christ si importantes dans l’histoire catholique flamande et allemande (sainte Gertrude, sainte Lutgarde et tant d’autres). Sa vie d’abnégation et de simplicité édifie un grand nombre de visiteurs bouleversés autant par sa piété affective, sa charité (malgré son état, elle s’est toujours occupée des pauvres), sa simplicité et sa bonté, que par les phénomènes mystiques. Elle sera béatifiée par Jean Paul II en 2004.
C’est Joris-Karl Huysmans qui a fait connaître Anne-Catherine Emmerick à Louis Massignon. La religieuse augustine stigmatisée occupe une place importante parmi les figures de mystiques féminines auxquelles il est attaché : Marie des Vallées, Mélanie Calvat, Violet Susman… Cet attachement est concrétisé par cinq pèlerinages de Louis Massignon à Dülmen, dont le premier en 1913 lors duquel il décide de se marier et de ne pas répondre à l’appel du désert.
Louis Massignon s’est beaucoup penché sur les visions retranscrites par Brentano. Il a cherché à défendre le récit des visions sous l’angle de cette compassion réparatrice. C’est en effet une stigmatisée « compatiente », qui ramène les autres vers le Christ. Les visions sont partie intégrante de son témoignage. Pour l’orientaliste, il y a d’abord le témoignage brut et authentique dans l’extase puis l’effort de stylisation entrepris pour le transmettre et le faire circuler. Anne-Catherine Emmerick a cherché avec son langage à dire ce qu’elle voyait, Clemens Brentano l’a stylisé pour le rendre plus lisible et intelligible, et donc répandre son témoignage. Pour Louis Massignon, il ne faut pas accuser le poète d’avoir fait œuvre de poète, la stylisation s’insère dans cette perspective de compassion, pour que le témoignage puisse toucher d’autres âmes. Néanmoins, il existait dans la relation entre la mystique et le poète une part de conflictualité que Louis Massignon ignorait.
Marqué par cette « courbe de vie » héroïque, Louis Massignon a cherché à promouvoir sa cause. C’est dans cette perspective qu’il crée en 1952 l’Association des Amis d’Éphèse et d’Anne-Catherine Emmerick qui « se consacre à la méditation du mystère marial d’Éphèse » et étudie « pour les aplanir, les difficultés qui retardent la marche du procès informatif de la cause de la vén. A.C. Emmerick en Cour de Rome ». Pour lui, le témoignage de la mystique allemande se rattache au sanctuaire et lieu présumé de l’Assomption de la Vierge Marie à Éphèse, ainsi qu’au réveil miraculeux des Sept Dormants d’Éphèse. La stigmatisée allemande est médiatrice auprès de la Vierge comme celle-ci l’est auprès de son Fils. Anne-Catherine Emmerick est un témoin intégral dont la vocation profonde est d’intercéder pour les pécheurs et expier leurs péchés. Cette proximité entre Éphèse et la mystique allemande est renforcée par la frappante ressemblance entre la Maison de Marie à Éphèse décrite dans les visions et le site réel, preuve pour Louis Massignon d’une solidarité dans l’intercession. La stigmatisée rejoint le mystère marial : ces deux figures symbolisent la douleur changée en consolation, de la souffrance devenant joie, et d’une compassion vécue héroïquement malgré les blessures intérieures et extérieures. En cela, elle demeure pour Louis Massignon l’un des plus beaux exemples de vies chrétiennes menées jusqu’au pur amour.
Citations :
« Le don par Huysmans d’Emmerick à Massignon est également don de Massignon à Emmerick, dans le mystère de la compassion et de la co-rédemption mariales. Louis Massignon l’a bien perçu ainsi qui, depuis ses fiançailles en 1913, jusqu’au rêve du linceul de feu d’Abraham, confiera toute sa vie à Anne-Catherine Emmerick. La méditation de l’admirable vie de la mystique allemande lui fera approfondir inlassablement ce mystère de réparation – une des lignes forces de sa spiritualité –, qui trouvera une de ses plus belles expressions dans le vœu de réparation filiale le liant à Violet Susman sous la conduite et la protection de leur commun ami Stéphane Yamamoto [Shinjiro]. Louis Massignon effectuera cinq pèlerinages à Dülmen, sur les lieux jadis sanctifiés par la vie de réparation d’Anne-Catherine Emmerick et sur sa tombe. Il y viendra en septembre 1951 avec son épouse, à leur retour d’Éphèse, soulignant ainsi de façon explicite le lien entre la mystique et l’une de ses plus significatives révélations : le lieu de la Dormition de la Vierge Marie. »
Joachim Bouflet, « Anne-Catherine Emmerick et Louis Massignon », Bulletin de l’Association des Amis de Louis Massignon, 17, mars 2005, p. 15
« Mais, il y a là un fait étrange et ce fait avait frappé Huysmans, écrivain matérialiste pourtant, et l’a soulevé au-dessus de la laideur des souffrances humaines : c’est que dans cette chose étrange d’être marqué par des plaies, – ce qui n’est pas beau – se trouvait une source d’union en Dieu, d’espérance immortelle, de compassion pour les âmes des autres, cette compassion étant assez pure pour les faire changer de vie : pour les sublimer. En effet, un des traits les plus frappants des stigmatisés, c’est que s’ils ont été touchés par Dieu, ils touchent à leur tour les autres ; ils touchent les autres et ils les blessent d’amour. Il est difficile de rester insensible devant une stigmatisée. »
Louis Massignon, « Éphèse et son importance religieuse pour la Chrétienté et pour l’Islam », Écrits Mémorables, I, 2009, p. 315
« Elle a “vécu” minutieusement toute la vie du Christ et de sa Mère, depuis les plus anciens temps, des anciens patriarches, jusqu’à l’Assomption. C’est la seule mystique, c’est la seule stigmatisée qui ait souffert intégralement, ausfürlich, toute la vie du Bien-aimé et toute la vie de Celle qui nous l’a donné, et c’est d’une importance religieuse exceptionnelle. »
Louis Massignon, « Éphèse et son importance religieuse pour la Chrétienté et pour l’Islam », Écrits Mémorables, I, 2009, p. 317
Bibliographie
Bulletin des Amis de Louis Massignon : Anne-Catherine Emmerick, n° 17, mars 2005, pp. 5-33. Ce bulletin comprend un texte de Joachim Bouflet sur les liens entre Louis Massignon et Anne-Catherine Emmerick, la conférence de l’orientaliste sur la mystique et les modes de stylisation littéraire et les lettres de Massignon adressées à l’Association des Amis d’Éphèse et d’Anne-Catherine Emmerick.
Joachim Bouflet, Anne-Catherine Emmerick : celle qui partagea la Passion du Christ, Presses de la Renaissance, 2004
Winfried Hümpfener, « Anne-Catherine Emmerick » dans Dictionnaire de spiritualité, tome 4, 1ère partie, Paris, Beauchesne, 1960, col. 622-627
Louis Massignon, Écrits Mémorables, Robert Laffont, 2009 : « Éphèse et son importance religieuse pour la chrétienté et l’Islam » (E.M. I, pp. 298-321), « La mystique et les modes de stylisation littéraire » (E. M. II, pp. 286-301)
Manoël Pénicaud, « La Maison de la Vierge à Éphèse. De la fondation à la patrimonialisation d’un sanctuaire “international” », European Journal of Turkish Studies [En ligne], 19, 2014 http://ejts.revues.org/4988
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