La notion de « courbe de vie » est centrale dans les travaux et la spiritualité de Louis Massignon. Ce n’est pas tant un concept philosophique qu’une manière d’écrire l’histoire d’une personnalité dont le parcours s’est démarqué par rapport à ses contemporains et à son milieu d’origine, spécialement celle d’un saint et d’un mystique, qui ne se limite pas à l’écriture biographique classique et se démarque de l’hagiographie par une prise en compte des avancées en sciences humaines et sociales.

Cette manière d’écrire est indissociable de la manière dont L. Massignon conçoit la mystique et la vie spirituelle. Elle est au cœur de sa thèse sur Hallâj dont le premier tome s’attache à retracer la « courbe de vie » du célèbre martyr mystique de l’islam. En effet, lorsque le chercheur fait face à une personnalité mystique marquée par une expérience hors du commun de rencontre avec l’amour divin, l’écriture de sa vie se révèle problématique. Comment comprendre sa trajectoire, le sens et la portée de ses actions, alors que sa vie est tout entière dominée par la transcendance divine, par l’amour absolu de Dieu ? Comment caractériser ses figures religieuses qui ne se sont construites que par l’intériorité et l’abnégation de soi jusqu’au martyr ? Leurs « vies » ne se résument pas à leurs existences physiques et sociales mais ne se comprennent qu’en fonction de la volonté divine que le saint ou le mystique a voulu imiter. Tracer une « courbe de vie » revient donc pour L. Massignon à saisir les évolutions d’un personnage sans réduire son expérience spirituelle à des facteurs psychologiques, sociologiques et politiques. Cependant, il serait tout aussi erroné de comprendre le saint et le mystique en dehors de sa communauté et de son environnement religieux et culturel. Pour comprendre son parcours, pour dessiner sa courbe de vie, il faut prendre en compte le milieu où naît et se développe une telle vocation.

En, effet, l’expérience mystique se développe d’abord comme une imitation : du Christ dans le christianisme ou sur celle du prophète Mohammed lors de la Nuit du Destin dans l’islam. Le devoir du croyant consiste à suivre l’un de ces modèles mais le mystique tend à vouloir s’y conformer entièrement et de manière absolue. La « courbe de vie » implique une prise en compte de cette trajectoire et permet de mesurer ce dépassement de la vie du simple croyant vers une vocation mystique qui se fond dans l’union totale avec la volonté divine. Toute vie spirituelle se déroule toujours dans un cadre religieux historique, elle se développe à travers des symboles qui fondent la vie religieuse (calendrier liturgique, rites, pèlerinages, sacrements) qui permettent de maintenir une présence spirituelle dans la vie quotidienne, mais le mystique tend à les dépasser pour vivre le plus intensément l’union avec le divin. Pour L. Massignon, le parcours d’Hallâj illustre à merveille ce dépassement : les symboles religieux (comme les obligations légales propres à l’islam) sont dépassés dans l’expérience extatique. Hallâj ne vit plus à côté de la « Vérité » qui s’offre au croyant par des rites, mais en « Elle ». Dans le christianisme, les meilleurs exemples pour L. Massignon sont les figures de mystiques stigmatisées et visionnaires telles saint François d’Assise, sainte Catherine de Sienne ou Anne-Catherine Emmerick dont le corps souffrant tout entier devient témoignage et signe de Dieu. La « courbe de vie » du mystique rejoint alors celle du Christ. 

La « courbe de vie » se présente comme une méthode d’écriture efficace pour comprendre l’évolution d’une individualité religieuse et la vocation qui lui est propre. La vie du mystique se présente comme une réponse, comme un « oui » à cet appel pressant de Dieu, tel le « Fiat » de Marie (« qu’il me soit fait selon votre Parole ») ou le « labbayk » des musulmans (« me voici, à tes ordres »). Cette réponse se fait sous la forme du vœu qui traduit un engagement total du croyant à suivre la volonté divine. L’existence est pour L. Massignon toujours caractérisée par la souffrance car la sienne est toujours en butte à la contradiction. Le désir de sanctification est loin d’être partagé par ses contemporains ou des institutions religieuses. Hallâj se confronte à des groupes politiques pour qui le temps du Prophète est fini, où Dieu ne se rencontre plus et où la mystique devient suspecte. Jeanne d’Arc, autre figure majeure pour L. Massignon, lors de son procès, fait face à des docteurs bien loin de l’esprit évangélique. L’islamologue comprend leur histoire comme une « dialectique dramatique » entre le « vœu » et les « serments » qui le lient toujours à une communauté : « le peuple les somme, au nom de serments communs ; mais eux doivent fidélité privée à leurs vœux ». La personne est tiraillée entre cette vie intérieure habitée par la présence divine et le milieu qui nous presse de rendre des comptes. Pour ceux qui restent fidèles jusqu’au bout, le poids des serments se révèle salutaire en ce qu’il pousse le croyant à extérioriser ce qu’il vit et à prendre la parole pour témoigner de la réalité de son amour avec Dieu qui prime sur tout autre chose. La vocation réalisée est le propre du témoin. Cette tension provoque dans la vie religieuse des points de rupture, à certains moments de coïncidence, que L. Massignon désigne comme des « intersignes », des points de vérité dans la courbe de vie, où un même évènement symbolise la réalité d’une rencontre avec une autre vie qui a traversé les mêmes épreuves. 

Pour Louis Massignon, le vœu est proprement féminin alors que le serment est plutôt lié au masculin. Que ce soit dans l’histoire des mystiques féminins, de celle de Marie-Antoinette ou dans l’implication des femmes dans les mouvements de décolonisation, la souffrance féminine fait transparaître plus clairement cette dialectique dramatique entre vœu et serment (« Le drame de l’humanité commencent avec l’abaissement de la Femme »). Dans cette schématisation de l’origine de la vocation, les travaux entrent ici en résonance avec l’actualité, les engagements politiques et sa vision de la Vierge Marie comme représentante de cette féminité bafouée appelée à concevoir, dans le secret la Vérité, le Verbe, le Christ qui apportera la Justice finale.

Cette conception de la vie du mystique et celle des saints de l’islam et de la chrétienté est révélatrice de l’intrication entre sa vie privée et de son travail de savant. Son amitié avec Charles de Foucauld, qui lui a transmis cette voie d’imitation dans la vie cachée (la voie de Nazareth), ses lectures des mystiques et les épreuves qu’il a traversées, notamment ce tiraillement entre vie religieuse et carrière scientifique, lui ont conféré une profonde acuité pour comprendre le déroulement d’une existence tournée vers la transcendance. La courbe de vie mesure les chocs et les points de tensions, la vie de L. Massignon a été tramée de nombreuses épreuves. Il s’est tourné vers les mystiques dont la spiritualité est marquée par l’anéantissement et l’abnégation de soi. Les thématiques du vœu et du destin surviennent à un moment de sa vie où L. Massignon va pousser plus loin ses engagements politiques, sociaux et religieux. La décennie où il devient prêtre et où il s’engage en faveur de la paix en Afrique du Nord, notamment en Algérie, subissant des agressions verbales et physiques, il sent appelé à témoigner, comme tous les passionnés de la Vérité qu’il a étudiés, surmontant ses tensions entre vie intellectuelle, engagée et religieuse. 

La notion de « courbe de vie » chez Louis Massignon se situe donc au croisement de ses travaux sur la mystique et de sa propre approche de la vie spirituelle. C’est une manière d’écrire l’histoire d’une personne en accordant toute son importance à l’expérience du divin dans l’homme.

Citations :

« La destinée c’est ce que le milieu où nous vivons impose, la vocation est au-dessus. Il est bien certain que dans la défaite finale qui est évidemment triomphale pour l’âme qui s’est donnée complètement, les milieux extérieurs n’aperçoivent qu’une destinée fatale – d’ailleurs nous sommes tous condamnés à mort, et si la mort n’est pas une résurrection nous pouvons, en effet, dire que la vocation est inférieure à la destinée – mais nous le savons tous : il y a une espérance au fond de chacun de nous, et cette espérance suffit à détruire l’idée que le destin scelle la vocation. La vocation est ouverte sur l’au-delà. »  (….)
« L’histoire me paraît une sorte de citation récapitulative, à une comparution judiciaire, de séries successives de témoins. Cette idée du témoignage qui se rattache précisément à la vocation paraît insuffisante pour ceux qui considèrent que nous devons réaliser des actions. Mais au fond, est-ce que témoigner n’est pas tout ce qu’a fait le Christ. Il ne nous a pas forcés à l’imiter, mais il nous a donné un certain exemple. Il a témoigné d’une exemplaire fidélité à une vocation salvatrice encore inachevée. C’est à nous de l’imiter pour la parfaire, il nous laisse libres. Donc, je crois que, avant tout, il faut être un témoin. » (…)
« Par rapport au vœu le serment est beaucoup plus masculin, le serment est une sorte d’ordination virile, tandis que le vœu est une sacralisation féminine. Le vœu est beaucoup plus intime. Le vœu reste ouvert à l’inattendu. Le vœu est fragile. C’est une chose infiniment précieuse que nous portons comme un vase fragile, tandis que le serment, par définition, est une chose tout à fait dure et si l’on y manque, on est exécuté. C’est une question de pas cadencé au point de vue militaire. Il y a une sanction légale. Alors que le vœu reste ouvert à l’inattendu, le serment ce ferme sur la sanction légale. La seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique. »

« Le vœu et le destin »,(1956), Écrits Mémorables, 2009, I, pp. 19-21


« Du dedans, nous expérimentons notre personnalisation quand nous aimons. « Mon cœur avait tant de désirs épars, mais dès que je T’ai vu, ils se sont condensés en un » (Hallâj). C’est dans l’amour mystique que cette réalisation unificatrice, cette croissance au-dedans de la personne s’achève : par le moyen des vœux, par cette élection où les « trois puissances » de notre âme lui confèrent sa liberté définitive ; par l’exercice de cette dialectique dramatique qui nous traverser le monde spatial et temporel des symboles pour rejoindre, ressentir et goûter une Présence unifiante que l’on doit instaurer en soi à mesure qu’elle s’y réalise , car le tiers-exclu ne s’applique plus en amour ; l’autre n’y est plus le non-moi, surtout quand l’amour de l’autre devient l’amour de Dieu. »

« Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas d’Hallâj, martyr mystique de l’islam »  Écrits Mémorables, 2009, I, p. 385


Bibliographie :

Louis Massignon, La passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj : martyr mystique de l’Islam exécuté à Bagdad le 26 mars 922 : étude d’histoire religieuse, t. 1, La vie de Hallâj, Paris, Gallimard, 2010.

Louis Massignon, Écrits Mémorables, I, Paris, Robert Laffont, 2009
– Le vœu et le destin (1956), pp. 18-32 
– Un vœu et un destin : Marie-Antoinette, reine de France (1955), pp. 179-210 
– Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas d’Hallâj, martyr mystique de l’islam (1946), pp. 385-407

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