Ordonné prêtre à Lyon en 1922, Jules Monchanin occupe divers postes dans ce diocèse : le premier, à sa demande, consiste à servir les pauvres dans le bassin houiller de Saint-Étienne. Il participe à de nombreux groupes d’avant-garde, théologiques avec le père de Lubac, liturgiques avec le père Remillieux, œcuméniques avec le père Couturier, missiologiques et psycho-sociologiques avec le Dr Biot ou de dialogue avec les athées et marxistes du groupe Thomas More. En 1939, il réalise son vœu de partir aux Indes pour adopter la vie des « renonçants » et accompagner leur quête religieuse en vue d’une « Église réellement catholique et pleinement indienne, anticipant le temps où le Christ sera « tout en tous ». Ce sera sous le nom de Swami Paramarubyananda: « celui qui met sa joie dans l’être sans forme », c’est-à-dire l’Esprit Saint.
C’est au cours de ses études au Séminaire Universitaire qu’il découvre l’œuvre de Louis Massignon car sa réflexion théologique porte sur la mystique hors du christianisme. Sa première rencontre avec l’islamologue a lieu en mai 1930 aux XXIIe Semaines Sociales de Marseille sur « La question sociale aux colonies ». Il le consulte au sujet de jeunes vocations qui s’orientent vers l’apostolat en terre d’islam. L. Massignon fera son possible pour les soutenir. Le professeur adresse à son cadet son Oratio pro Hallagio, puis la Prière sur Sodome et L’Hégire d’Ismaël.
Désormais, une complicité spirituelle les réunira autour de ces deux figures « germes », Abraham et Hallâj.
« Plus nous nous enracinerons dans Abraham, plus nous tendrons vers l’espérance informulable, eschatologique, plus nous serons proches sans cesser d’être intensément nous-même, les chrétiens seront plus charitables, les juifs plus expectants, les musulmans plus croyants ». L. Massignon reprend à peu de chose près cette formule de Monchanin dans son article « La vocation d’Abraham » du 12 novembre 1937.
Quant à Hallâj, Monchanin écrit qu’il « nous apparaît comme le saint et le prophète qui a surislamisé l’islam du dedans, sans rien renier de ce qu’il y a d’authentiquement religieux en lui, shahada, abandon, adoration, louange ».
Cette sublimation, cette « transmutation », sera la base de l’engagement des deux hommes, convaincus que « l’islam s’est montré à nous pour nous faire trouver un certain mode de sanctification dans l’Eglise ». Mais si leurs pensées évoluent souvent en osmose, celle de Jules Monchanin, greffé sur le Corps mystique en croissance, est plus universaliste et eschatologique, tandis que celle de Louis Massignon, fixée à la Croix, est plus oblative.
En 1947, l’élargissement des statuts du groupe de prière de la Badaliya par apport à ses débuts de 1934 ne serait-il pas dû à leurs échanges ? Louis Massignon écrira le 12 mai 1948 à son ami que cette « fondation vous doit (avec Foucauld) beaucoup, de son élan de substitution » . Il le félicitera pour ses petites communautés d’apôtres au Maghreb qui, selon l’islamologue, incarnent exactement ce qu’il souhaite pour les adhérents de la Badaliya : « incorporation aux religions et cultures, s’y faisant otage pour en assumer la quête spirituelle et accompagner leur transfiguration en Christ […] germination presque miraculeuse qui ne se fera pas sans douleur compensatrice » .
En cette décade d’avant-guerre, Jules Monchanin devient une référence sur la question de la place des religions dans l’histoire du salut. Admis à la Société lyonnaise de philosophie, en 1934, il y traite de « Plotin, Hallâj et Asanga ». A la Semaine de prières pour l’Unité des chrétiens (1937), il intitule sa conférence, « Éléments islamiques du Royaume de Dieu ». En 1938, il publie un texte novateur, « Islam et christianisme » où un bon tiers est consacré à Hallâj. Le père Youakim Moubarac commente : « Jusqu’à présent, son article paru en 1938 dans le Bulletin des Missions reste le plus éclairant dans la ligne de la recherche du professeur Massignon. Il n’a pas été dépassé ».
Alerté par la montée de l’antisémitisme accompagnée par quelques demandes de conversion vers le catholicisme, il initie un dialogue avec la communauté juive à Lyon avant de seconder L. Massignon au sein du groupe judéo-catholique, à Paris « pour sauver l’esprit et la fraternité humaine […] réparer les péchés de l’antisémitisme chrétien, appeler les juifs à sortir de leur indifférence vis-à-vis de Jésus, restituer aux convertis la conscience de leurs racines judaïques » dans un Tract d’invitation du 12 novembre 1937.
Louis Massignon est présent lors de la messe à Notre-Dame, célébrée au printemps 1939 pour le départ de Jules Monchanin en Inde. La lecture du Diwan d’Hallaj accompagnera ce dernier lors de sa traversée.
La guerre vient interrompre tout échange, mais le souvenir de Monchanin reste présent. Aussi, la revue Dieu Vivant dont L. Massignon participe au comité de rédaction, choisit pour le liminaire de son premier numéro de 1945 un inédit de Jules Monchanin, « La spiritualité du désert », texte qu’il dédit à l’une de ces « dirigées » qui suivent son inspiration en Algérie.
Contre toute attente, Jules Monchanin fait un bref retour en France à l’hiver 1946-1947. Une réunion est organisée en son honneur chez Marcel Moré, directeur de Dieu vivant. Jules Monchanin y retrouve Louis Massignon « plus étincelant que jamais […]. Maintenant que j’ai dépassé 60 ans, je peux laisser libre cours à ma verve », lui confie l’islamologue (Jules Monchanin à Marguerite Prost, 10 décembre 1946). Leurs analyses de la conjoncture sont convergentes : urgence de prière dans l’Église, impréparation de la décolonisation, drame des partitions au Proche-Orient, en Allemagne et en Inde avec le Pakistan…
De retour en Inde, grâce à l’arrivée du bénédictin Henri Le Saux, Jules Monchanin peut enfin réaliser son installation dans un modeste ashram construit par eux. Apprenant, sans surprise – « sous le secret que tout le monde connaît » – l’ordination sacerdotale de L. Massignon, il la commente dans une lettre de 1951 à Edouard Duperray : « On peut tout de même se réjouir de cette consommation qui scelle avant sa mort – sceau définitif – sa vocation de témoin pour l’islam, de substitué surtout, mais sa filiation abrahamique devrait aussi le rendre plus fraternel à Israël ».
Ce vieux désaccord n’occulte en rien son admiration pour les initiatives de L. Massignon : « France /Maghreb sauve l’honneur des chrétiens et même des Français », écrit-il à Edouard Duperray, le 26 juillet 1954. A Noël 1956, Jules Monchanin reçoit la visite de son amie, Camille Drevet, secrétaire de la Société des amis de Gandhi dont Louis Massignon est le président. Il lui résume son message : « Puissions-nous comprendre et aimer l’hindouisme sans le partager comme Louis Massignon a compris et aimé l’islam sans le partager » , dans une lettre du 14 avril 1957.
Usé par sa vie ascétique, Jules Monchanin doit être rapatrié, à l’automne 1957, dans un hôpital parisien. L. Massignon se rend souvent à son chevet et recommande instamment à ses proches d’aller se recueillir près de lui, comme en témoignent le père Moubarac et l’abbé Jean-François Six. Après les obsèques à Saint-Séverin, devant une nombreuse assistance, dont les pères de Lubac et de Menasce, André Chouraqui, Jean Wahl, Olivier Lacombe, L. Massignon est présent parmi les plus proches à l’inhumation à Bièvres. Il écrit aussitôt à la mère de Jules Monchanin et consacre à son ami, « le Charles de Foucauld de l’Inde », une notice dans le journal du Sillon, L’Âme populaire.
Témoignages de Jules Monchanin sur Louis Massignon :
« Long entretien avec Louis Massignon, cet homme incomparable qui est le plus grand islamisant et de plus un saint. Massignon vit toute sa vie avec une déchirante humilité. Je n’ai pu lui cacher mon désir de départ. Il m’a pleinement compris. »
Jules Monchanin, Lettres à sa mère, hiver 1937-1938
« Massignon a scruté le fond de la spiritualité musulmane… Sortir de soi pour entrer dans une autre culture et la révéler à elle-même n’est-ce pas se trouver en se dépassant, ce n’est donc pas trahir l’Occident mais le servir que d’accomplir ma mission. Le mouvement spontané de l’Occident vers le dehors doit être compensé par un mouvement ad intus que l’Inde peut lui apprendre. »
Jules Monchanin, Théologie et spiritualité missionnaires, Conférence du 29/10/1938, pp.181-182
Témoignages de Louis Massignon sur Jules Monchanin :
« Monchanin avait un amour passionné pour les âmes les plus humbles qu’il voulait recueillir à genoux ; c’était aussi une très haute intelligence, il avait profondément étudié la sagesse traditionnelle des livres que méditent les Indiens sur lesquels il a écrit de si beaux commentaires. Entre tant de théologiens indifférents et de missiologues trop intéressés, Monchanin s’était placé dans une sorte de no man’s land exposé aux projectiles des deux camps. Son intelligence exceptionnelle loin de refroidir sa compassion l’avait universalisé dans le temps comme dans l’espace. »
Louis Massignon, L’Âme populaire, n°346, novembre 1967, p.4, Écrits Mémorables, t. II, pp. 789-790
« Je ne suis qu’un homme entre mille, parmi ceux que l’abbé Jules Monchanin a aidés dans leur chemin de crête, à la recherche de Dieu […] »
Lettre de Louis Massignon à la mère de Jules Monchanin, 24 octobre 1957
« Jules Monchanin a rejoint la phalange des compatients qui ont affermi le sens de notre vocation de substitués. »
Louis Massignon, Lettre à la Badaliya du 1er avril 1960
Témoignages sur les deux hommes :
« Le 31 octobre 1962 – 11 y a cinq ans – est mort Louis Massignon. Le 10 octobre 1957 – Il y a dix ans – est mort l’abbé Monchanin. Ces deux hommes, ces deux prophètes, étaient profondément liés. Massignon racontera leur ultime dialogue : « À notre dernier entretien, quelques heures avant sa mort, le visage creusé, la voix haletante, les yeux magnifiquement purs et sereins, nous nous disions que l’au-delà de la mort c’est l’essentiel Désir.” Comment aussi ne pas me souvenir du cri de Massignon au téléphone, trois jours avant la mort de son ami : “Monchanin est en train de mourir ; je vous conjure d’aller le voir aussitôt à l’hôpital Saint-Antoine.” Monchanin lisait Heidegger. […] Monchanin, Massignon, deux veilleurs sans cesse à l’affût de l’honneur de Dieu et de l’honneur des hommes. »
Jean-François Six, « Deux prophètes », Le Monde, 18 novembre 1967
« Dans la vie de l’abbé Monchanin, on voit l’influence de (et l’admiration) pour Massignon » (lettre du 20/1/1966). Après la lecture de Lettres à sa mère de Monchanin, il ajoute : « On y voit les idées de Louis Massignon sur le terrain […]. » (Lettre du 12 mai 1999).
Jacques Jomier, Confidences islamo-chrétiennes, Lettres à Maurice Borrmans (1967-2008) rassemblées et annotées par Maurice Borrmans, Chemins de Dialogue, 2016, 544 p., 2016
Bibliographie :
Louis Massignon, « L’abbé Jules Monchanin », L’Âme populaire, n°346, novembre 1967, p.4, Écrits Mémorables, T.II, pp. 789-790
Jules Monchanin
- « Directoire d’incorporation à l’islam », Théologie et spiritualité missionnaire, 1985, p.167-179
- « Islam et christianisme », Bulletin des Missions, t. XVII, 1938, Henri de Lubac, Images de l’abbé Monchanin, pp. 113-114
Françoise Jacquin
- Jules Monchanin, prêtre : 1895 – 1957, Paris, Cerf, 1996
- « Louis Massignon et l’abbé Monchanin », La Vie spirituelle, n°194, mars/avril 1991, pp. 175-184
- « L’abbé Monchanin, précurseur du dialogue judéo-chrétien » Revue d’histoire de l’Eglise de France, n° 204
- « Louis Massignon et le groupe judéo-catholique (1936-1938) », Bulletin des Amis de Louis Massignon, n°12, décembre 2001, p. 22-31
- « Louis Massignon et l’abbé Monchanin » in Jacques Keryell, Louis Massignon et ses contemporains, pp. 141-154.
Youakim Moubarac, Pentalogie islamo-chrétienne, année, t. III, p. 88
Jules Monchanin (1895-1957), Regards croisés d’Occident et d’Orient, Actes des colloques de Lyon-Fleurie et de Shantivanam-Thannirpalli (avril-juillet 1995), préface de Jean Dominique Durand et Jacques Gadille, Lyon, Éditions PROFAC-CREDIC, 1997.
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