Marcel Moré (1887-1969)

Esthète et musicologue, polytechnicien, fondé de pouvoir à la Bourse de Paris, au lendemain de la seconde guerre mondiale, Marcel Moré a le désir d’une libération de la pensée entre le surréalisme et le marxisme. Il se rapproche du Collège de sociologie sacrée de Georges Bataille ainsi que de Michel Leiris. Chrétien « paradoxal », il aspire aussi à une revivification du christianisme.   

Séduit par le projet de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier, il en devient membre du Comité Directeur à partir de 1934. Louis Massignon y avait lui-même donné son adhésion dès 1930. Emmanuel Mounier note après sa première visite à Louis Massignon, le 6 mars 1930, avec Jean Guitton son « fin visage , des yeux d’enfant , toute cette pureté qui s’impose… une distinction sans aucun art, parfois de la ferveur quand la foi l’entraîne ; jamais un timbre de pression ».

L’orientation trop politique d’Esprit ne satisfait ni Marcel Moré ni Louis Massignon, convaincus de l’urgence de convertir à la Transcendance le monde contemporain sur lequel ils portent un jugement pessimiste.

C’est ainsi qu’à partir de 1941, autour de Marie-Madeleine Davy et de Marcel Moré, un petit groupe d’intellectuels chrétiens se propose de concurrencer Esprit par une réflexion religieuse et philosophique, via l’édition de Cahiers dédiés au Dieu Vivant.  

Massignon suggère aussitôt de soutenir l’entreprise par une sodalité de prière très exigeante : récitation du Veni Creator, de préférence à minuit, et communion chaque premier vendredi du mois à cette intention, d’où le titre Dieu Vivant

A partir du 6 février 1943, les deux protagonistes instaurent une messe mensuelle pour Sodome, célébrée par le père Jean Daniélou, lequel jouera un rôle important de conseiller théologique pour la revue . 

Le premier numéro sort en 1945, aux éditions du Seuil, vierge de tout comité. Revue chrétienne à visée œcuménique et imprégnée d’une tonalité eschatologique tout droit héritée de Léon Bloy, Dieu Vivant réunit quelques-unes des figures intellectuelles les plus importantes de son temps.
 A partir du n°4, en 1946, apparaissent les noms de trois directeurs : Moré, Gandillac, Massignon. Au Secrétariat de rédaction, inter-convictionnel. « Inchangé de bout en bout, il réunit un catholique, Gabriel Marcel, un réformé, Pierre Burgelin, un orthodoxe, Vladimir Lossky et un philosophe non-croyant intéressé par le problème religieux, Jean Hyppolite » (Fouilloux, 1971, p. 49). Moré se réserve la rédaction des Liminaires. Louis Massignon en assura quatre (N° 4, 7, 10, 14). A la rédaction,
voisinent de grandes plumes catholiques comme Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar, Jules Monchanin ou encore Gabriel Marcel mais aussi orthodoxes, protestants, juifs, marxistes avec Karl Barth, Karl Jaspers, Oscar Cullmann, Martin Buber, ou encore Jacques Ellul, Léon Zander, Vladimir Lossky ou Paul Evdokimov

Le 5 mars 1944, Marcel Moré et le Jean Daniélou organisent un grand débat à la suite de L’expérience intérieure de Georges Bataille qui aborde le problème du Mal et du péché. Toute l’intelligentsia du moment est présente. La discussion, présidée par Maurice de Gandillac, s’engage sur cette base, entre des gens aussi différents que Pierre Klossowski, Jean Hyppolite, Arthur Adamov, le père Maydieu, Pierre Burgelin, Jacques Madaule, Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre et Louis Massignon. D’autres invités restent silencieux, comme Nicolas Berdiaev, Albert Camus, Maurice Blanchot, Maurice Merleau-Ponty ou Simone de Beauvoir (François L’Yvonnet, EM I, p. 173). Entendre ces personnes de qualité – mais non de foi – traiter un sujet qui lui était si sensible ne mit pas très à l’aise Louis Massignon qui se retira avant la fin. Dans le N° 4 de Dieu Vivant qui rendit compte de la réunion (pp. 83-133), il préféra convoquer la figure de « Hallâj, martyr mystique de l’Islam » (pp. 13-39).

En 1949 éclate une vive polémique autour de la nouvelle école d’exégèse historico-critique.  Le n° 14 est consacré à la défense du sens spirituel de l’Ecriture sainte, avec Paul Claudel et le père Daniélou ; Louis Massignon intitule sa contribution « Soyons des sémites spirituels ». 

Les fortes personnalités en présence, intransigeantes et passionnées vont engendrer une succession de brouilles, suspicions, évictions et réconciliations. Massignon déclare à Duperray, que Dieu Vivant est « la chair de ma chair » (15/12/1946) et, lors de crises, est persuadé que « Satan cherche à avoir ma peau » (28/4/1947). 

Quand, en 1950, Massignon est brutalement écarté de la direction sous le prétexte de son ordination secrète, il en souffre comme d’une  « trahison », d’autant qu’un des membres de l’équipe, P. Klossovski, rédige sous forme d’un roman à ses initiales La Montagne un portrait malveillant.   

Marcel Moré fait aussi partie des premiers signataires du manifeste fondateur du Comité d’Entente France-Islam publié dans Témoignage chrétien, le 27 juin 1947, en vue de favoriser une paix sereine en Afrique du Nord.

Instable, Marcel Moré traversant une crise de la foi, finira par saborder la revue en 1955. Malgré ce contexte mouvementé, il fut toujours prêt à rendre service, financièrement et moralement. Ainsi, il ouvre son grand appartement à divers homosexuels sans-logis. Il parraine en juin 1945, un jeune chinois isolé, Houang Kia Tcheng Houang, baptisé sous le nom de François, futur oratorien, sinologue. 

FJ



Témoignages

« Nous ne sommes, ici, ni traditionalistes du passé, ni modernistes du futur : pour des hommes d’absolu, il n’y a, et nous voulons bien qu’on appelle cela notre existentialisme chrétien, qu’un présent, nunc aeternitatis adhaerendo Deo (l’instant présent de son « adhérence a l’éternité divine ») ; et notre amitié intellectuelle s’actualise dans le présent précieux qui nous est offert, de la manière la plus exigeante et la plus dense. C’est elle qui nous a groupés, à Dieu Vivant, venant des horizons les plus divers, dans une certaine soif de vie commune ».

Louis Massignon,« Un nouveau sacral », Dieu vivant, n°10, liminaire, p.12, Ecrits Mémorables, I, p. 347



Bibliographie

Textes de Louis Massignon parus dans Dieu Vivant

  • N°4 « Discussion sur le péché » (1945), pp.83-133. Un extrait reproduit un dialogue entre Louis Massignon et Georges Bataille à propos de l’extase mystique, Ecrits Mémorables, I, Laffont, 2009, pp.173-175
  • « Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas de Hallâj, martyr mystique de l’Islam », pp. 13-39, Ecrits Mémorables, I, pp. 385-407
  • N°7 « L’avenir de la science » (1946), p. 7-15., liminaire co-signé L. M. (Louis Massignon), M. M. (Marcel Moré), B. P. (Brice Parain). Ecrits Mémorables, I, pp.336-343
  • « Notre-Dame de la Salette », p. 19-33. Le sous-titre « Le voile de ses larmes sur l’Église » n’apparaît que dans l’édition de Parole donnée (Julliard, 1962), Ecrits Mémorables, I, pp. 160-170
  • N° 10 « Un nouveau sacral », (1er trimestre 1948), liminaire, p. 7-15, Ecrits Mémorables, Tome I, pp. 343-349
  • N° 14 « Le pèlerinage », (1949), liminaire, p. 7-14, Ecrits Mémorables, Tome I, pp. 8-13
  • « Soyons des sémites spirituels », Ecrits Mémorables, I, pp. 39-47