Eva de Vitray-Meyerovitch est née à Boulogne-sur-Seine dans une famille bourgeoise issue de l’aristocratie française. Instruite dans les institutions religieuses féminines, elle grandit dans un catholicisme traditionnel de « bonne famille » et sous l’influence de la culture anglicane de sa grand-mère maternelle. 

Elle connaît une scolarité brillante et fait partie des rares bachelières, puis licenciées de Droit dans les années 1930. À 22 ans, elle se marie à Lazare Meyerovitch (1909-1961), un jeune étudiant en ingénierie venu de la capitale lettone et de confession juive. Tout juste mère d’un premier enfant, elle poursuit ses études et s’engage dans une thèse de doctorat sur la pensée symbolique de Platon. Alors employée en tant que secrétaire administrative au laboratoire de physique nucléaire Joliot-Curie, l’épisode de la Seconde Guerre mondiale stoppe net ses activités et la force à prendre refuge en zone libre (Brive-la-Gaillarde). Son mari, engagé dans les Forces Françaises Libres et évadé d’Espagne, participe à la libération de la France par les campagnes d’Afrique du Nord et de Provence. 

Au lendemain de la guerre, Eva de Vitray-Meyerovitch est agent supérieur dans la section administrative des Sciences humaines du CNRS dirigée par Georges Jamati. Cette fonction lui offre l’occasion de faire la rencontre de grands noms de la recherche, dont le célèbre orientaliste français Louis Massignon. La rencontre du professeur du Collège de France ne la laisse pas indifférente. Empreinte d’une certaine fascination à son égard, elle découvre en Massignon un homme de dialogue, de fervent mysticisme et d’érudition.

Domiciliés à quelques rues l’un de l’autre, elle tisse une relation avec l’islamologue qui l’amène à le fréquenter régulièrement. Soucieuse de ne pas déranger ce professeur de renom, elle se pare d’interrogations scientifiques pour prétexter lui rendre visite. Comme beaucoup de ses sympathisants, elle accorde à l’homme un caractère proche de celui de la sainteté. Ainsi leur relation semble-t-elle être au carrefour d’une relation père/fille, directeur de conscience/disciple et professeur/élève.

Alors qu’elle est âgée de presque 45 ans, lui a l’âge de son père. Pourrait-on dire que leur profonde amitié déborde sur un lien filial à en croire les signes d’affections qu’il manifeste à l’égard de celle qu’il appelle « ma petite fille ». De plus, en 1961, c’est dans la détresse face à la perte brutale de son mari qu’Eva de Vitray-Meyerovitch vient trouver réconfort dans le foyer des Massignon.

Ce qui la lie en premier lieu à son « maître », c’est leur intérêt commun pour la question religieuse – tant de l’ordre de l’intime qu’en tant qu’objet d’étude. Au moment où elle fréquente Louis Massignon, elle décrit vivre une période latente définie par l’absence de marqueurs religieux. Après avoir assisté de près aux horreurs de la guerre, elle est habitée par des questions d’ordre existentiel. Sa démarche est celle du « libre examen, d’interprétation personnelle, de recherche individuelle » (Islam, l’autre visage, 2013, p. 33). La rencontre de cet ardent mystique reconverti au catholicisme dans le miroir de l’islam, vient donc jouer un rôle de catalyseur du sentiment religieux. 

Elle entreprend un chemin fort semblable au sien. Elle est saisie par la réflexion empirique et la prose du penseur indien, Muhammad Iqbal dans The Reconstruction of Religious Thought in Islam (1930). Elle y découvre l’Islam ainsi que le théologien, poète et soufi persan Djalâl ud-Dîn Rûmî (1207-1273). Cette découverte vient raviver son sentiment religieux. Elle choisit d’abord de s’adonner à l’étude de l’histoire judéo-chrétienne et revient à sa tradition religieuse. Ce retour au christianisme, l’exégèse biblique et l’histoire religieuse ne semblent pourtant pas satisfaire son besoin d’expérience spirituelle. Cet état d’âme l’amène à la porte de Louis Massignon qui après l’avoir écoutée lui recommande d’aller consulter son ami, prêtre et doyen de la faculté de Strasbourg, Maurice Nédoncelle afin d’affermir son choix. Elle rapporte ces échanges à Louis Massignon et lui confirme son vœu d’entrer en islam. Et, c’est seulement après son approbation qu’elle adopte la religion musulmane entre les années 1958 et 1960. 

Enfin, le lien entre Louis Massignon et Eva de Vitray-Meyerovitch est celui d’un professeur à son élève. Il l’encourage à réaliser sa première traduction de l’œuvre de Muhammad Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam (1955) et en signe la préface. Aussi, il préface l’ouvrage d’un de ses amis et ambassadeur des Indes au Caire, Asaf Ali Fyzee Asghar, qu’elle traduit sous le titre de Conférences sur l’Islam (1956).

D’après le dossier de carrière d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Louis Massignon est dès la fin des années 1950 son rapporteur de thèse et d’allocations de recherche dans le cadre des trois projets de thèse qu’elle initie. Elle soutiendra en 1968 sa thèse d’État en Sorbonne sur les Thèmes mystiques dans l’œuvre de Djalâl ud-Dîn Rûmî. Un de ses directeurs de recherche, Henry Corbin, est aussi un chercheur proche de  l’islamologue. De même, elle se lie d’amitié avec certains de ses élèves, à l’instar de Nadjm oud-dine Bammate, intellectuel afghan et francophone, disciple de René Guénon et directeur culturel à l’UNESCO ; et Vincent-Mansour Monteil, ancien militaire, arabisant versé dans les sciences humaines et converti à l’islam. 

En effet, la rencontre de Louis Massignon semble laisser à Eva de Vitray-Meyerovitch une vive empreinte mystique, un net intérêt pour ce qui deviendra le dialogue interreligieux et une fascination pour les mondes musulmans. Déjà initiée à une des facettes de cet « Orient éternel » par les philosophies indienne et chinoise, la figure de Massignon lui entrouvre une voie vers de nouveaux horizons : le rapprochement entre les trois grandes traditions monothéistes et la mystique musulmane. 

Les encouragements du professeur la poussent à la traduction, et le soutien apporté par ses préfaces témoignent de son influence intellectuelle. De manière parallèle, le lien tissé entre Louis Massignon et al-Hallâj vient faire écho à celui d’Eva de Vitray-Meyerovitch et Rûmî. À l’image de son « maître », elle s’inscrit dans une démarche de terrain puisqu’elle traverse les mondes musulmans. Toujours dans ce sillage, elle s’établit au Caire pour enseigner les philosophies comparées. Elle intervient comme professeur invité dans les sections féminines des universités al-Azhar et Ain Chams. Son séjour au Caire de 1969 à 1973 est pour elle l’occasion d’accomplir le rite du pèlerinage à La Mecque (1971) qu’elle réitérera quelques années plus tard (1978).

Les vingt dernières années de sa vie sont marquées par une intense spiritualité puisqu’elle fait la rencontre de différents maîtres soufis qui l’initient à cette expérience religieuse. Sa retraite professionnelle est loin d’être synonyme d’un arrêt de ses activités puisqu’elle poursuit son œuvre de traduction des œuvres de Rûmî et Iqbal. En plus de quoi, elle s’adonne à de nombreuses interventions médiatisées, à différentes manifestations sur le dialogue entre les religions et à l’écriture de livres de synthèse sur l’islam et le soufisme. C’est à son domicile, le 24 juillet 1999, qu’elle décède à l’âge de 90 ans. 

Dix ans plus tard, son corps est transféré à Konya, en Turquie, le 17 décembre 2008, au pied du mausolée de Rûmî. Il s’agirait d’un souhait qu’elle aurait formulé de son vivant, selon les témoignages de ses amis proches. Son cercueil habillé d’un tissu vert et d’inscriptions coraniques dorées est porté de mains en mains. La cérémonie se fait le jour de l’anniversaire de la mort de Rûmî célébré chaque année à Konya. En présence des habitants et des notables de la ville ainsi que ses amis proches, l’évènement attire les foules. Elle suit un itinéraire passant de la mosquée Selimiye au dôme vert du mausolée de Rûmî, jusqu’au cimetière d’Ücler. Cet évènement posthume apparaît comme la clé de voute de la vie de cette femme ayant ouvert aux mondes francophones l’œuvre de ce soufi persan du XIIIe siècle. 

Témoignages :

« C’est un homme qui m’a énormément apporté. Sur tous les plans. Un grand savant qui m’a fait l’honneur de préfacer ma première traduction d’Iqbal. Il m’a aidé à découvrir beaucoup de choses que j’ignorais complètement. […] C’était un homme extraordinaire. Je sais que dans le monde musulman on a toujours été extrêmement étonné que, connaissant si bien l’Islam, il ne se soit pas converti. En réalité, c’était un mystique qui était au-delà des dogmatismes et des théologies. […] et il vivait un peu dans un monde d’intersignes. »

Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage, Critérion, 1991, p. 157


« Je vous l’ai dit : j’ai fait trois années d’exégèse pour me décider [à entrer en islam] en toute connaissance. Je suis même allée voir un évêque. Un jour, Louis Massignon, que je considère comme mon maître, m’a dit : “Si telle est votre voie, j’approuve des deux mains votre entrée dans l’Islam mais je voudrais tout de même qu’avant de faire le pas, vous alliez parler à mon ami, Mgr Nédoncelle, qui est évêque de Strasbourg.” Tout ce que me disait Massignon était pour moi parole d’évangile et je suis donc allée voir son ami. J’y suis allée d’autant plus facilement qu’il était partisan d’une réconciliation entre les anglicans et les catholiques. Cela me touchait d’autant plus que ma bien-aimée grand-mère était anglicane d’origine. »

Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage, Critérion, 1991, p. 61


« Le grand orientaliste éprouvait tout naturellement pour Rûmî une dilection particulière. Il en avait parlé dans La Passion dal-Hallâj, en disant que son “Dieu était celui de Léonard de Vinci”. Il aimait à prendre dans sa bibliothèque un volume de ses Rubaî’yât et à en traduire quelques vers à haute voix. De mon côté, je lui soumettais parfois la version française que j’avais faite de Ghazals ou du Mathnawî, sachant d’instinct ce qui lui plairait davantage […]. » 

Eva de Vitray-Meyerovitch, « Le Dieu de Léonard de Vinci », Massignon, Éditions de l’Herne, 1970, p. 270



Bibliographie  :

Eva de Vitray-Meyerovitch,
– « Le Dieu de Léonard de Vinci »,
Massignon, Éditions de l’Herne, 1970, pp. 267-273
– Mystique et poésie en islam, Djalâl-ud-Dîn Rûmî et l’ordre des derviches tourneurs, Desclée de Brouwer, 1972
– La prière en Islam, Albin Michel, 2008
Universalité de l’islam. Présentation, commentaires et annotations de Jean-Louis Girotto, Albin Michel, 2014
– Islam, l’autre visage. Entretien avec Rachel et Jean-Pierre Cartier, Albin Michel, 2016

Muhammad Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam. Traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1955

Rûmî,
– Le Livre du Dedans. Traduit du persan, présenté et annoté par Eva de Vitray-Meyerovitch, Paris, Actes Sud, 2010
– Mathnawî: la quête de labsolu. Traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch, Éditions du Rocher, 2013

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