Espionnage

Deux épisodes importants de la vie de Louis Massignon ont parfois donné lieu à des accusations d’espionnage : sa mission archéologique en Mésopotamie de 1908 et son rôle militaro-diplomatique à la fin de la Première Guerre mondiale entre 1917 et 1920. Plus fondamentalement, ce sont ses casquettes simultanées de chercheur, d’expert, de militaire et de chargé de mission diplomatique qui posent in fine la question de la démarche et de l’éthique du savant quand il se fait conseiller du politique. 

Lors de sa conférence sur son ami Charles de Foucauld du 18 mars 1959, Louis Massignon livre, en style télégraphique, ce qui fut un épisode tumultueux et décisif de sa vie :  sa conversion en 1908 sur le Tigre : 

« En Égypte, travail archéologique avec, en marge, escapades violentes déguisé en fellah, milieux de hors-la-loi, rage de comprendre et de conquérir à tout prix l’Islam. Le Caire, trop européen, quitté pour Bagdad ; là, chef de mission archéologique officielle, mais vie ascétique, camouflé, sous protection, “amân” [hospitalité] d’une famille arabe de nobles musulmans ; en vague costume d’officier turc permissionnaire, chevauchée au désert à la recherche d’une ruine entre Kerbéla et Nedjef (al-Okhéïdir) ; pris au piège (préparatifs révolution Turque, 1908) ; arrêté comme espion, frappé, menacé d’exécution, essai de suicide par horreur sacrée de moi-même, recueillement soudain, les yeux fermés devant un feu intérieur, qui me juge et me brûle le cœur, certitude d’une Présence pure, ineffable, créatrice, suspendant ma sentence à la prière d’êtres invisibles, visiteurs de ma prison » (Parole donnée, pp. 66-67).

Les expressions « en marge » « déguisé en fellah, milieux de hors-la-loi », « camouflé » « en vague costume d’officier turc permissionnaire » montrent que Louis Massignon lui-même est conscient de l’ambiguïté de sa conduite lors de son séjour en Egypte en 1906, puis à Bagdad (19 décembre 1907 – 22 mars 1908) et enfin, lors de sa mission archéologique en Mésopotamie (23 mars – 30 avril 1908). Qu’en est-il ?

Accusé d’espionnage en 1908

Tout d’abord, il rapporte dans son carnet, le 26 janvier 1908, qu’il a entendu crier dans son dos : « Voici l’espion qui se promène de Sitt Zobeïdeh au soûq ! », alors qu’il dressait des relevés topographiques autour du mausolée de Hallâj, près de Bagdad. Le lieu-dit « Siit Zobeïdeh » renvoie au tombeau de l’épouse du calife Haroun al-Rachid, cinquième calife abbasside. Renseignement pris auprès de son ami Reouf Tchadjiri, secrétaire général adjoint du wali (préfet ottoman), il apprend que ce sont deux de ses collègues, les archéologues allemands Ernst Herzfeld et Friedrich Sarre, qui l’ont dénoncé comme tel auprès du wali de Bagdad. Cette accusation s’explique par leur volonté d’entraver sa future mission archéologique. Ses deux homologues voient en effet d’un mauvais œil l’entreprise de ce Français qui pourrait faire de l’ombre, craignent-ils, à leurs fouilles du site de Samarra (capitale de l’empire abbasside au IXe siècle), au nord de Bagdad. Or, son projet de fouilles se porte vers le château sassanide d’El-Okheïdir, au sud-ouest de Bagdad, donc dans la direction opposée. L’accusation d’espionnage est ici la dénonciation malveillante de collègues peu regardants sur les moyens de circonvenir un rival. Cette situation doit en outre être recontextualisée dans une époque où les puissances française et allemande se livrent une intense compétition, jusque dans la sphère archéologique.

Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! Louis Massignon va traîner cette réputation d’espion pendant tout son périple en Mésopotamie. Ce motif d’accusation est même à l’origine des circonstances dramatiques qui entourent sa conversion de mai 1908, alors qu’il est retenu prisonnier et se croit menacé de mort comme espion sur le vapeur Burhaniyé. Plutôt que d’en livrer un récit linéaire, il est possible d’exposer différents faits ambigus qui ont été montés à charge contre lui, mais qui à l’examen ne suffisent pas à soutenir une telle accusation.

Plusieurs détails insolites peuvent certes nourrir les soupçons. Tout d’abord, sa tenue dépareillée de « vague costume d’officier turc permissionnaire ». Ensuite, son matériel scientifique encombrant de topographe et d’épigraphiste :  télémètre, double décamètre, caméra stéréographique à plaques de verre, matériel d’estampage… outils qu’il désignera plus tard par dérision d’« attirail de cambriole scientifique ». 

Le contexte de sa mission archéologique itinérante est lui-même particulièrement embrouillé. C’est celui d’un Empire ottoman finissant, miné par les séditions locales, les prodromes de la révolution Jeunes Turcs (qui éclatera deux mois plus tard, le 4 juillet 1908) et les visées coloniales des puissances occidentales. D’où le surcroît de méfiance qui entoure sa caravane. Louis Massignon lui-même est victime d’une attaque bédouine à el-Okheïdir le 30 mars, preuve que la région n’est pas sûre. Peu de temps avant son passage, a eu lieu une tentative d’assassinat contre le ministre impérial Nâzim Bey, à proximité de Nedjef, ville sainte chiite et traditionnellement lieu de contestation contre le pouvoir central sunnite. Or, l’un des membres de son équipage s’est rasé le crâne à la manière des Montefiq, tribu arabe située à proximité et en révolte contre le pouvoir turc. Les autorités ottomanes sont donc particulièrement vigilantes, notamment le kaïmakan (sous-préfet ottoman) de la ville de Koût qui décide de lui couper les vivres pour le contraindre à regagner Bagdad par bateau. Il semble qu’il ait outrepassé les ordres puisque cette mission – son but comme son trajet – avait été validée par le sultan Abdelhamid II en personne, le 24 novembre 1907 (iradé) et avait été accueillie jusque-là favorablement par les diverses autorités locales sur son chemin. Le fait qu’il ait côtoyé ces troubles ne signifie nullement qu’il y ait été mêlé ; il a au contraire plutôt été victime de ces événements. 

Louis Massignon semble avoir été en butte à un préjugé négatif à l’endroit des archéologues occidentaux. Dans ce contexte moyen-oriental troublé, prospèrent des aventuriers qui mènent une double vie : « Deux des principales figures de l’espionnage au Moyen-Orient, l’Allemand Max Von Oppenheim et le Britannique Hogarth sont ainsi des archéologues. Et c’est en fouillant aux confins de la Syrie, à proximité du chemin de fer, en 1912, que le jeune T. E. Lawrence est initié aux affaires du Moyen-Orient » (C. Destremeau et J. Moncelon, p. 46). Ceci ne suffit pas à accuser le jeune islamologue français par ricochet. De même, le fait que sa mission archéologique ait été ordonnée et financée par le général de Beylié, « connu pour sa mission d’espionnage – sous couvert de recherches archéologiques – dans le Caucase et en Asie centrale en 1888 » (G. Munier), ne suffit pas à l’accuser. Il fait même preuve d’une franchise désarmante – tout sauf l’attitude d’un espion endurci – lors de son interrogatoire sur le vapeur qui le ramène de force à Bagdad, en avouant avoir détruit une liste des notables de cette ville. Établie à sa demande par les cousins Alûsi, elle devait permettre de répondre à un questionnaire remis à Paris par Alfred Le Chatelier, son professeur au Collège de France. Il ne s’agit donc pas d’un document sensible portant sur les opinions des grandes familles chiites de Bagdad à l’égard du pouvoir ottoman, comme le suggère Gilles Munier, mais d’un outil d’enquête sociologique.

Sa manière de vivre à l’arabe, en immersion en plein quartier musulman à Bagdad, peut aussi prêter à une double interprétation, tout comme, auparavant, ses virées nocturnes déguisé en fellah (paysan) dans les bas-fonds du Caire, à la suite de son ancien amant Luis de Cuadra. Dans ses Notes sur ma conversion, il rapporte lui-même son attitude équivoque dans la capitale égyptienne : « Fréquentation d’une plèbe musulmane trouble : des fellahs, des policiers, poux et hammam, impressions de criminels, de hors-la-loi ; en même temps à l’Institut, travail philologique dur. » Pour certains, comme Gilles Munier, cette vie au plus près des Arabes ne peut être que le fait d’un travail de renseignement. Pour Louis Massignon, au contraire, cette volonté de parler arabe, de se vêtir, de se nourrir comme les Arabes se justifie par des fins de connaissances, par sa « rage de comprendre et de conquérir à tout prix l’Islam » (Parole donnée, p. 66.). De même, il souligne dans ses Notes sur ma conversion : « détermination de travail acharné : me faire une mentalité arabe et musulmane. » Par certains aspects, cette démarche s’apparente même à la méthode ethnographique qui sera théorisée comme l’« observations participante ».

1917-1920 : Espion ou expert et diplomate ?

Autre épisode controversé de la vie de Louis Massignon : son rôle diplomatique au Proche-Orient pendant la Première Guerre mondiale, fonction qu’il exerça « à « égalité » avec Lawrence d’Arabie, membre de l’Arab Bureau, une section du service de renseignement militaire britannique chargé de la propagande et de la collecte d’informations sur l’Orient arabe, entre 1916 et 1920. Ce meneur officieux de la révolte arabe pour le compte des Anglais s’était d’ailleurs renseigné sur ce Français et sur l’épisode de sa mission en Mésopotamie afin de prendre un ascendant sur lui ou pour marquer une connivence : « Il contre-attaque, essayant de me faire retrouver ma mentalité d’archéologue nomade masqué, mais neuf ans avaient passés depuis el-Okheïdir. » se rappelle Louis Massignon tout en mettant à distance cet épisode trouble de sa vie (EM, I, p. 564). 

Faire de lui « un Lawrence français » revient à l’accuser d’espionnage, or son statut est bien différent. Sous-lieutenant d’infanterie coloniale – galons gagnés à la loyale sur le front serbe –,  mué en capitaine à titre temporaire, c’est en tant qu’engagé et que militaire que Louis Massignon est détaché très officiellement auprès de François-Georges Picot, chargé de la mise en œuvre des accords franco-britannique Sykes-Picot, le 15 mars 1917 ; il n’est donc pas un « agent de renseignement » (C. Destremeau et J. Moncelon, p.159 et 161), à la différence du commandant Lawrence ; pas de trace d’un double-jeu chez lui, ni par son caractère, ni par sa fonction. D’ailleurs, plusieurs mois avant cette affectation, il avait lui-même demandé à être envoyé sur le front de Macédoine, à portée du danger, quittant sur le conseil de Foucauld la sphère de l’état-major de l’Armée d’orient. De 1917 à 1920, ses activités relèvent avant tout de la diplomatie ou de l’expertise. D’ailleurs, Lawrence, jaloux de son ascendant sur Fayçal, l’écarte soigneusement des activités armées au sein de l’éphémère Légion arabe mise à disposition de l’émir par les puissances françaises et britanniques. Certes, il convoya des fonds susceptibles d’acheter des hommes, interrogea des membres de la Légion arabe pour s’assurer de leur engagement, mais ce fût une activité résiduelle. 

Bénéficiant de l’amitié de sir Mark Sykes, il est d’abord chargé de rédiger les procès-verbaux des cinq conférences diplomatiques tenues au bord du yacht le Northbrooke avec l’émir Fayçal, du 16 au 18 mai 1917, et avec le roi Hussein, les 18 et 20 mai. Par la suite, son rôle pris de l’importance en raison même de sa droiture : « Le 18 novembre 1919, l’émir, qui avait eu des signes de ma loyauté en 1918-1919 à Damas, demanda que je sois chargé des pourparlers pour le traité franco-syrien » (EM, I, p. 565). Louis Massignon est dès lors en première ligne lors de la deuxième rencontre entre le Président du Conseil, Georges Clémenceau, et l’émir Fayçal en novembre 1919. Le jeune homme rédigera en partie l’accord Clémenceau-Fayçal du 6 janvier 1920 portant sur la création d’un royaume arabe en Syrie.

Plus expert que militaire, Louis Massignon rédige aussi « une étude sociologique » – selon ses propres termes – sur les volontaires de la Légion arabe « où il y avait même des chrétiens de Mossoul et quelques Juifs du Yémen » (EM, I, p. 564). Dans son Rapport sur les conditions de la propagande française auprès de la Légion arabe, il y évalue positivement leur image de la France mais émet des doutes sur la viabilité de ce corps d’armée multiethnique et multiconfessionnel. Enfin, il pressent que cet idéal d’unité arabe risque un jour d’atteindre l’Afrique du Nord et d’y menacer les intérêts français. Il suit aussi les « affaires druzes », du nom d’une minorité religieuse hétérodoxe sur laquelle la France compte pour s’implanter en Syrie. 

Le savant et le politique : l’accusation de mélange des genres

Plutôt que l’accusation d’espionnage, une autre question mérite d’être examinée : le reproche d’avoir mélangé les genres. « Massignon, lui aussi, sert les intérêts de son pays. Lui aussi a transporté de l’or, a fait de la propagande en faveur de la France. Et c’est en définitive Massignon sur lequel l’accusation d’avoir confondu les genres pèse le plus : tandis que Lawrence abandonne définitivement les affaires arabes en 1921, avec l’impression d’avoir trahi Fayçal et ses Bédouins, l’officier de renseignement qu’est Massignon en 1917-1918 poursuivra une carrière d’orientaliste au contact du monde arabe » (C. Destremeau et J. Moncelon, p. 159). De même, « à travers ce type de missions commanditées par le politique, on est en droit de se demander s’il n’y a pas risque de collusion, le spécialiste se trouvant à la croisée des mondes scientifique, politique et diplomatique. L’interrogation est légitime : ayant plusieurs “casquettes”, il étudie entre autres la politique musulmane de la France à laquelle il contribue, même indirectement. Cela est en partie vrai » (M. Pénicaud, p.159). 

Le reproche du mélange des genres se mue sous certaines plumes en accusation de « duplicité » (C. Destremeau et J. Moncelon, p. 136) à laquelle répond Gérard Khoury qui a exhumé et publié les rapports de mission de Louis Massignon de 1907 à 1955 : « C’est une activité en pleine lumière, qui ne partage aucun trait du renseignement ou de l’espionnage, qui participent du secret, de l’ombre et de la duplicité » (p. 56) ; et plus loin : « Dans tous les rapports que Massignon rédige de ses missions politiques en Orient, on reconnaît la plume du spécialiste, du passeur entre cultures. Ce sont des plaidoyers pour une meilleure connaissance des Arabes, des musulmans, des pays arabes et de leur évolution […] et non des rapports d’un agent secret. »

Il faut donc examiner les liens existants entre ses différentes activités de chercheur et de conseiller des gouvernements français. Force est de constater qu’elles sont liées, surtout sous la IIIe République. Il faut rappeler « qu’à cette époque les études sur l’islam sont indissociables du cadre colonial » (Henry Laurens, préface à G. Khoury, p. 9). Par exemple, la chaire « de sociologie et de sociographie musulmane » qu’occupe Louis Massignon au Collège de France est financée par le protectorat français du Maroc et le gouvernement général d’Algérie. Dans l’entre-deux-guerres, alors qu’il est le suppléant d’Alfred le Châtelier au Collège de France depuis juin 1919, il est chargé de mission auprès du Ministère des Affaires étrangères pour le statut syrien, d’une part, et pour mener une enquête, confiée par le maréchal Hubert Lyautey, sur les corporations au Maroc, d’autre part. En 1927, il entre à la Commission Interministérielle des Affaires Musulmanes où il représente le Ministère des Colonies. Cette commission, créée en 1911, rassemble des diplomates, des militaires, des administrateurs et des universitaires afin d’éclairer la politique coloniale de la France dans le monde musulman. L’historien Henry Laurens, qui en cite les procès-verbaux ainsi que nombre des rapports de mission émis par l’islamologue, remarque que « l’œuvre sociologique de Louis Massignon jusqu’en 1940 est étroitement liée aux préoccupations de la politique musulmane de la France. Dans certains cas, des fragments entiers de textes se trouvent à l’identique dans les articles publiés et dans les rapports administratifs » (BAALM, n°2, p. 44). Il est question ici surtout de son travail sur les corporations au Maghreb, mais son travail scientifique ne se limite évidemment pas aux études sociologiques ; il est avant tout un spécialiste de l’islam et de la mystique musulmane. Après la seconde guerre mondiale, il est chargé par le général de Gaulle et le Gouvernement provisoire de renouer les relations culturelles de la France en Orient, ce qui le mène jusqu’en Inde. Tout au long de ce périple qui dure de janvier à août 1945, il poursuit ses activités scientifiques, en sus de son activité diplomatique. A l’issue de cette mission, il reçoit un passeport diplomatique qui lui sera renouvelé jusqu’à sa mort. 

Le lien entre science et expertise chez Louis Massignon ne signifie pas qu’il ait été un agent de liaison de la France. Au contraire, par sa formation sociologique, il introduit une distance critique vis-à-vis de la politique coloniale de la France au Maghreb et au Levant. Gérard Khoury souligne : « Les critiques dont il accable avec témérité les politiques du mandat […] sont celles d’un diplomate remarquable […]. C’est l’homme de parole, qui exerce sa liberté de jugement et de ton d’une façon si déterminée que certains diplomates en poste s’en offusquent et s’en plaindront au Quai d’Orsay » (p. 57). Nul ne peut lui dénier son « indépendance d’esprit » (C. Destremeau et J. Moncelon, p. 276). A la différence d’un Le Châtelier, militaire de la Coloniale devenu universitaire, il est un universitaire devenu militaire, puis diplomate, dans le contexte bien particulier de la mobilisation générale lors de la Grande Guerre ; il semble donc que c’est cette fonction scientifique qui l’emporte sur les autres. Mêlant analyse prospective et enquêtes de terrain, il se montre tout particulièrement critique au sujet des actions et des informations émanant des Services de de renseignements (S.R.) ; il n’est donc pas l’un des leurs : « Le niveau de ses interventions montre une volonté constante d’intégrer une perspective sociologique à la définition d’une politique de long terme et une contestation de la validité des enseignements des S.R. prompte à l’intrigue mais incapables de discerner les évolutions en cours » (BAALM, n°2, p. 44). Et Henri Laurens de conclure son étude du rôle de l’islamologue dans la politique musulmane de la IIIe République : « Louis Massignon ne peut être considéré comme un agent de renseignement mais plutôt comme un “conseiller du Prince”, même durant la période de la grande guerre. » (ibid.). « N’est-ce pas l’une des vocations des chercheurs de conseiller et d’éclairer les décideurs politiques, afin que leurs travaux aient un impact réel sur la société civile, plutôt que de demeurer perchés dans leur tour d’ivoire, entourés de livres et de données abstraites ? Pour Massignon, c’est une façon d’œuvrer concrètement dans le siècle, tout en contribuant à ce qu’il estime devoir être la grandeur de la France. Reste que son idéal est d’abord spirituel et non pas politique. Mais il sait que la politique peut y contribuer » (M. Pénicaud, p. 160).

Cependant, le soupçon d’espionnage continue à peser sur lui, en raison même de ses qualités d’arabisant et d’islamologue, voire même de son aura de mystique, ce qui est pour le moins paradoxal. Ainsi, « un jour de 1952, il se montre par exemple meurtri d’avoir été accusé par le chef des oulémas réformistes d’Algérie d’être “le pire des agents de la cinquième colonne et que c’était évidemment la cinquième colonne colonialiste qui opérait à travers mon masque de mystique”, ce à quoi il répond :C’est en effet une position mystique que j’ai transposée dans le domaine de l’étude des phénomènes politiques» (M. Pénicaud, p. 168). Oui, Louis Massignon est un mystique en politique. La notion qui est pour lui cardinale est celle de la « parole donnée » aux Arabes, ses hôtes, au nom de la France dont il se faisait une très haute idée, une attitude qui cadre mal avec la duplicité d’un espion. Retraité du Collège de France en novembre 1954 et délié de son devoir de réserve de fonctionnaire envers l’Etat français, Louis Massignon, donnera la pleine mesure de sa mystique de l’action lors du mouvement des décolonisations, notamment dans sa dénonciation de la torture durant la Guerre d’Algérie. Les moyens alors qu’il privilégie sont non-violents, à la manière de Gandhi : comités, articles de presse, conférences, pétitions, sit-in mais aussi prières, jeûnes et pèlerinages… aux antipodes des méthodes du parfait espion ! 

Bérengère Massignon, docteure de l’EPHE

Bibliographie : 

Louis Massignon, « Sur T.E. Lawrence » (1960), Écrits mémorables, t. I, pp. 561-566 et sans titre (1955), Écrits Mémorables, t. I, pp. 566-567

Christian Destremeau et Jean Moncelon, Massignon, chapitre 6. « Massignon et Lawrence », Plon, 1994, pp.133-159

Gérard D. Khoury, Louis Massignon au Levant. Ecrits politiques (1907-1955), Albin Michel, 2019

Henry Laurens, « La place de Louis Massignon dans la politique musulmane de la IIIe République », BAALM, n°2, juin 1995, pp. 13-45

Gilles Munier, Les espions de l’or noir, Éditions Koutoubia, 2009

Manoël Pénicaud, Louis Massignon, le « catholique musulman », Bayard, 2020, chapitre 4 : « Le militaire et l’expert diplomate », pp. 135-169

Jalila Sbaï, La politique musulmane de la France. Un projet chrétien pour l’islam ? 1911-1954, CNRS éditions, 2018