Luis de Cuadra (1877–1921)

Citation d’un extrait Des idées et des hommes , 15/10/1955 , Ina-ORTF, extrait 1’40

Fin 1906, sur le bateau qui le mène au Caire où il vient d’être nommé membre temporaire de l’Institut français d’archéologie orientales (IFAO), Louis Massignon fait la rencontre décisive d’un jeune aristocrate espagnol, converti à l’islam, Luis de Cuadra, fils du marquis de Guadalmina. Décisive à plus d’un titre, car ce « renégat » va l’initier à l’homosexualité et lui faire découvrir la figure du mystique musulman Al-Hallâj, figure-clé de l’œuvre scientifique et de l’inspiration spirituelle de Louis Massignon. Cette relation amoureuse sublimée et maintes fois confessée prendra un sens mystique après sa conversion, en 1908.  

De cette personne centrale dans la jeunesse de l’orientaliste, il semble ne rester que peu de traces. Les lettres qu’il adresse à ses amis convertis, en gardent le souvenir brûlant et  lancinant. Il en parle aussi plus d’une fois dans Notes sur ma conversion (NC), un écrit autobiographique rédigé pour son confesseur, l’abbé Louis Poulin, en 1922, avec ajouts jusqu’en 1943. Le décès de Luis de Cuadra lié à celui de son propre père, Pierre Roche, semble précipiter la rédaction de cette confession : « Je n’ai pensé à rédiger la ‟note sur ma conversion‟ (1ère rédaction terminée le 20 avril 1922) … que 13 ans plus tard, quand l’achèvement…de mon grand travail sur Hallâj, et surtout la mort de mon père (18/1/22) liée, si étrangement au suicide de mon ami Luis de Cuadra et à mon oblation depuis 13 ans pour le salut de cette âme, me prouvèrent que Dieu ne me lâchait pas. » 

Voici, comment le jeune Louis Massignon raconte sa première rencontre avec cet aristocrate espagnol, converti à l’islam et homosexuel :  

« Sur le bateau, j’ose adresser la parole le premier à Luis de Cuadra : la désinvolture de son élégance, son parler arabe de renégat convaincu me surprennent ; je lui dis mon seul désir : comprendre les Arabes, l’Islam. “Pour comprendre, il faut se donner.” Il m’enseigne l’esclavage volontaire à tout ce qu’apporte l’état présent, l’abandon plénier au désir, — par une sorte d’inversion prophétique de la substitution mystique. Devant mes répugnances physiques, ma révolte virile, il raille l’avare : “Vous ne savez pas vous donner.” » (NC).

Luis de Cuadra ne fait pas qu’entraîner le jeune Français dans les bas-fonds d’Alexandrie où il tente de lui faire jouer les « Messaline de Suburre ». Il lui remet aussi un exemplaire du Mémorial des Saints du poète persan Farid ad-Dîn ‘Attar où se trouve un verset d’Hallâj qui décidera de son choix de thèse doctorale : « Il suffit de deux prosternations dans la prière légale de l’amour, mais pour qu’elle soit licite, l’ablution doit en avoir été faite dans le sang [comme à l’aube et à la guerre]. ». Des années après, l’islamologue se remémore dans une émission de l’ORTF du 1 er Octobre 1955, « Des idées et des hommes » : 

« J’ai rencontré Hallâj, un printemps d’Égypte brûlant sans pureté, où je cherchais les sources où boire la vie, et ce devait être la vie éternelle. Et un jour, un de mes amis qui pensait à d’autres genres de vies, qui savait merveilleusement l’arabe et qui était devenu musulman me dit : “ […] Vous pensez qu’il faut aussi aimer Dieu. Dieu doit être cru et est parole immuable. Nous aimons n’importe quoi, nous aimons nos trahisons, l’amour n’est pas fait pour Dieu. Mais néanmoins, il y a un musulman, que beaucoup considèrent comme un saint, qui est mort d’amour de Dieu, qui s’est livré au supplice de la Croix, pour l’amour de Dieu.” Et il m’a tendu un livre. » 

A la suite de sa conversion en Mésopotamie, en 1908, Louis Massignon change radicalement de vie et sa relation avec Luis de Cuadra prend un sens nouveau. Il continuera de lui écrire jusqu’à sa mort, joignant même des poèmes, signe que leur relation n’est pas aussi apaisée qu’il le voudrait : « Un grand filet de poésie de type ghasaliyât, en français, chante dangereusement en moi (environs 1.400 vers composés de décembre 1909 à décembre 1910, envoyés à Luis, brûlés l’été 1911). Mai, comme un signe éclatant, la protection divine sur moi, me gardant de la rechute et du poignard… » (NC).  

Désormais, le jeune converti place ce lien sur un plan spirituel : il formule le vœu de se substituer pour le pardon et le salut de cette âme « déchue », ce qu’accepte l’intéressé le 23 avril 1909. Une lettre du père de Foucauld, à la demande de Louis Massignon, lui a permis d’accepter de son ancien amant cette « substitution fraternelle à lui, en union à la Croix, pour quand il souffrirait trop » (NC). 

Luis de Cuadra apparaît comme la première pierre d’une substitution mystique qui prendra notamment la forme de la Badaliya, une union de prières de chrétiens priant pour le salut des musulmans. En effet, dès 1913, lorsque Louis Massignon réside au Caire, il invite la jeune catholique melkite Mary Kahîl à prononcer ensemble un « vœu de substitution » pour le salut et le retour au catholicisme de leur ami Luis, qui compte parmi les « frères perdus de la Mer Morte ».
Dans, une lettre à
Paul Claudel du 31 octobre 1909, Louis Massignon écrivait :

« Une conversion est chose grave ; elle force à regarder la Dette qui a été payée pour nous, chargeant Celui qui l’a assumée, pensant sur son front avec la couronne, sur ses épaules avec la croix. […] Une conversion force à regarder derrière soi tout le péché commis, à le juger et à le condamner, car il n’y a point de conversion sans inversion préalable, ni de pardon donné sans dam subi. Ma Dette est là, devant moi, transmuée par le Rédempteur en dette d’amour. » 

(Le terme d’« inversion » désigne à l’époque l’homosexualité).

De même, lors de la conférence sur Charles de Foucauld du 18 mars 1959, « Toute une vie avec un frère parti au désert » publiée dans les Ecrits Mémorables, il dit : 

« Ma première et tremblante prière, en arabe, en prison, donnée par vœu au salut d’un ami musulman, renégat désespéré, et à travers Hallâj et lui, à tous mes amis musulmans. »

Louis Massignon établit même un parallèle entre le rôle joué par Luis de Cuadra dans sa conversion et celui qu’aurait joué le sulfureux abbé Boullan dans celle de Joris-Karl Huysmans :

« Aussitôt converti, je m’offris à Dieu pour l’heure de son agonie : C’est grâce à lui que j’ai connu toute la miséricorde divine (comme Huysmans grâce à Boullan) » (NC).

Ou encore:

« Si je devais à la prière de Huysmans, et à sa voie de “compassion réparatrice” d’avoir retrouvé la foi, à travers une initiation paradoxale à cette compassion, — je savais que c’était, au fond, à Boullan, à ce prêtre déchu demeuré un Prêtre, que Huysmans devait son retour à la foi (à La Salette, été 1891), et sa première initiation (fort déviée, elle aussi) à cette même voie. » (« Huysmans devant la “confession” de Boullan », EM, I, 2009, (1949), p. 140).

La mort de Luis de Cuadra par suicide le 12 août 1921 prend elle aussi un sens spirituel profond, toujours en rapport avec la substitution. Le 17 janvier 1922, l’orientaliste, Asin Palacios fournit à Louis Massignon les détails de la défenestration de son ami depuis une prison de Valence en Espagne. Le lendemain, il communie, au nom de son ami mort, pour le père de celui-ci. Or, « intersigne » indicible, son propre père décède ce même-jour alors qu’il sculptait un monument à Huysmans. Louis Massignon y voit un signe de la Grâce : 

« Je reçois cette lettre du 17 janvier 1922, après dîner. Treize années de prières, de sacrifices, de substitué aboutissaient là, à cette fin. Mais, devant Dieu, mes actions font bloc : rien n’est jamais trop tard, puisque tout a été prévu, d’un simple regard sur notre vie, tant que nous vivons. Le lendemain matin, allant à la Messe, la pensée me vient que cet ami renégat aurait dû entrer à l’église pour conduire le deuil de son Père ; j’entre à sa place. À la communion, je communie à sa place, “pour mon Père”, c’est-à-dire le sien (c’est la seule fois que je me suis ainsi privé de mon Père devant Dieu). Moins de deux heures après, mon Père mourait subitement, non réconcilié avec Dieu, d’un arrêt du cœur, dans son atelier de la rue Vaneau, au pied de la maquette de ce monument à HUYSMANS où le buste était surmonté par l’effigie (“explicatrice de cette vie”, m’avait dit mon Père) de Sainte Lydwine la compatiente, que j’avais été si souvent prié pour la conversion de Père à Schiedam. Fulgurante énigme : Dieu ne l’oubliait donc pas. À la jonction de mes deux prières de substitution (l’identité réalisée : pour séduire YS [Yâsin], je lui avais laissé croire que j’étais le frère de Luis. Quelle faute prophétique !) » (NC).

La fondation de la Badaliya, le 9 février 1934, ainsi que sa bénédiction par le pape Pie XI, le 18 juillet 1934, sont liées à Luis de Cuadra et aident Louis Massignon à mettre en ordre la rédaction de son parcours spirituel : « Ce n’est qu’en 1934 (9/2 – 18/7), après un appel déchirant de mon oblation pour l’âme de mon ami renégat, que je compris enfin comment classer et sérier pour aller de l’avant, ‟coûte que coûte, et jusqu’au bout”. » (NC). Ainsi, le « renégat musulman » apparaît comme un improbable instrument de la Grâce. Comme pour l’ami converti, Paul Claudel, tel qu’il l’inscrit en exergue du Soulier de satin : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes ». D’ailleurs la personnalité de Luis en inspire un des personnages, le noble renégat, Dom Camille…


Bibliographie et sources : 

Louis Massignon:

  • Notes sur ma conversion, (NC), 1922 avec ajouts jusqu’en 1943, texte inédit dactylographié . Il en existe plusieurs versions dactylographiées, plus ou moins complètes et dispersées. Une des versions a été publiée partiellement par Daniel Massignon, Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, Préface de Jean Lacouture, 81 p, Cerf, 2001.
  • « Toute une vie avec un frère parti au désert » (1959), Écrits Mémorables, Bouquins-Laffont, t. 1, 2009, p. 123-132 
  • « Huysmans devant la “confession” de Boullan » (1949), Écrits Mémorables, Bouquins-Laffont, t. 1, 2009, p. 139-146
  • Des idées et des hommes : Louis Massignon – 1h12’- INA/RTF- 01/10/1955

Braises ardentes, semences de feu. Paul Claudel – Louis Massignon correspondance 1908-1953, édition établie, présentée et annotée par Dominique Millet-Gérard, Gallimard, 2012

Guy Harpigny, Islam et christianisme selon Louis Massignon, Louvain-la-Neuve, Service d’impression de l’Université catholique, 1981. Première biographie à faire mention du nom de Luis de Cuadra. 

Manoël Pénicaud, Louis Massignon. Le « catholique musulman », Bayard, 2020

BM.