C’est à Bagdad, que le jeune Louis Massignon rencontre l’un des maîtres « qui ont guidé sa vie » : ʿAlī Ala ad-Din al-Alūsī et son cousin Maḥmūd Shukrī al-Alūsī. Fin 1907, quelques mois après son séjour scientifique au Caire d’où il revient bouleversé par sa passion amoureuse avec Luis de Cuadra ainsi que par sa découverte du mystique musulman Al-Hallâj, il est envoyé en Mésopotamie. Missionné pour effectuer des relevés archéologiques et de topographie historique, il se consacre en parallèle à son « plus secret désir » révélé au Caire: l’étude du « cas Hallâj », « ce crucifié de l’amour divin ».
Au grand dam des Européens des milieux consulaires, il décide de s’installer à Bagdad dans le quartier musulman de Haïderkhâneh où les cousins al-Alūsī acceptent de lui louer une maison. Il porte le keffieh et parle quotidiennement arabe avec eux : « Ici je prends racine arabe, c’est-à-dire que j’ai trouvé des gens selon mon idée — bienveillants et assez lettrés, avec qui causer », écrit-il à son ami d’enfance Henri Maspéro, le 5 janvier 1908. « Détermination de travail acharné : me faire une mentalité arabe et musulmane », rapporte-t-il dans ses Notes sur ma conversion.
Éloignés du soufisme et réputés pour leur science, les cousins al-Alūsī sont issus d’une famille de notables très religieux qui enseignent de père en fils depuis plusieurs générations; Ali est ancien cadi (juge) de Balbeck, et Maḥmūd Shukrī, professeur à la mosquée de Ḥaïderkhāneh, à Bagdad.
D’abord méfiants envers ce jeune homme étranger, incroyant de surcroit, ils lui offrent l’hospitalité mais aussi protection, se portant garants devant les autorités ottomanes; ils se lient d’amitié avec lui, le conseillent et l’informent sur les questions topographiques et les sources hallâgiennes. Grâce à eux, il peut consulter dans les bibliothèques, comme celle de la mosquée de Mirjaniyah, de nombreux textes anciens dont une biographie des saints enterrés à Bagdad, qui lui permet de repérer les tombes de ces saints musulmans parmi lesquels se trouve al-Ḥallāj. Il découvre aussi, à la façon d’un ethnologue, la culture locale et le dialecte arabe de Bagdad dont il collecte les expressions populaires.
Les cousins al-Alūsī l’aident aussi à organiser sa mission archéologique consistant à étudier en plein désert la forteresse d’Al-Okheïdir, en mettant des hommes en armes à sa disposition. Lancée au printemps 1908, l’expédition a lieu dans le contexte mouvementé de la prochaine « Révolution des Jeunes Turcs » qui va ébranler l’Empire ottoman. La fin de la mission tourne mal, interrompue par les autorités locales. Le jeune Français, arrêté comme espion et menacé de mort, est contraint de rentrer à Bagdad par bateau. Il se croit condamné à mort et c’est là qu’advient début mai la crise de conversion ou « Visitation de l’étranger » qui le ramène subitement à la foi chrétienne de son enfance en miroir de l’Islam.
De retour à Bagdad, en proie à une sorte de délire mystique et atteint d’une crise de paludisme, il est hospitalisé. A l’article de la mort, dans la nuit du 7 au 8 mai 1908, il entend des prières coraniques (sourate 36, Al-Yâsîn, dédiée aux mourants) psalmodiées par un imam envoyé par les al-Alūsī qui veillent ainsi sur lui, « aumône admirable que je n’oublierai jamais ». De plus, ils se portent garants de son intégrité devant les autorités ottomanes.
Guéri fin mai 1908, L. Massignon prépare son retour en France par voie de terre via Alep et Beyrouth, sous la protection des al-Alūsī qui le font escorter par un équipage de confiance. Avant son départ, Ḥājj ʿAlī al-Alūsī lui remet « un anneau de cristal, un sceau où mon nom était gravé » en arabe: « Lūīz Māsīnon, Son serviteur. An 1326 de l’hégire [1908] », avec la mention « Abdouhou, le Serviteur de Dieu”, qui est un titre aussi bien d’un chrétien que d’un musulman, parce que ce serviteur de Dieu est Abraham, serviteur du Dieu de l’hospitalité ». Dès lors, Massignon signera souvent ses lettres avec ce sceau, qu’il offrira à la fin de sa vie à Vincent Monteil, en 1962.
Véritable épisode fondateur, cette expérience de l’hospitalité sera à la base de sa spiritualité et de son rapport au monde musulman, comme il l’expliquera à José Ortega y Gasset, le 11 février 1933 :
« … j’avais cessé d’être chrétien […] quand l’apprentissage de la langue arabe, l’initiation au milieu social arabe m’entraînèrent à des séjours prolongés, souvent en costume arabe, en milieu musulman ; spécialement à Bagdad, où des amitiés inattendues m’attendaient, vraiment fraternelles et profondément musulmanes. Et c’est là, il y a vingt-cinq ans, dans un milieu purement islamique et arabe, où j’en étais venu, non seulement à vivre, mais à penser ma vie en arabe que la leçon divine de l’instant présent m’atteignit, en plein cœur : dans des circonstances tragiques où il n’était certes pas question pour moi d’un delicado tormento literario, sous la brûlure nue d’un examen de conscience inexorable. Redevenu chrétien, dès lors, toute ma vie devenue action de grâces s’est trouvée consacrée au monde musulman, qui m’avait aidé à retrouver Dieu, à mes frères en Abraham : afin de les mieux comprendre, pour mieux m’associer fraternellement à toutes les possibilités humaines et divines de leurs intelligences et de leurs cœurs. »
Jamais Massignon n’oubliera la générosité de cette famille musulmane : « Pas un jour ne passe sans que revienne à ma mémoire, d’une manière ou d’une autre, ce qui m’est arrivé en la compagnie de la famille Al-Alūsī à Bagdad, la vôtre, Maître, ainsi que celle du défunt Al-Ḥājj ʿAlī, que Dieu le bénisse », écrit-il, le jour de ses quarante ans, le 25 juillet 1923, à Maḥmūd Shukrī al-Alūsī.
Témoignage de Louis Massignon :
« Il est très vrai que je suis croyant, profondément chrétien, catholique, il est non moins vrai que, si je suis redevenu croyant, il y a trente ans, après cinq années d’incrédulité, c’est à des amis musulmans de Bagdad, les Alûssi, que je le dois. C’est en Arabe qu’ils ont parlé de moi à Dieu, en priant, et de Dieu à moi et c’est en arabe que j’ai pensé et vécu ma conversion, en mai-juin 1908 […] D’où la reconnaissance profonde que je garde de l’Islam. »
Lettre de L. Massignon à Noureddine Beyhum, 26 février 1938, citée par Jacques Keryell, Louis Massignon, l’Hospitalité sacrée, Nouvelle Cité, 1987, p.53.
Bibliographie :
Textes de Louis Massignon :
Louis Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », (transcription de sa conférence sur l’éducation lors des Rencontres de Toumliline en août 1957) in Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, 14-15, 1989.
Louis Massignon, Mission en Mésopotamie (1907-1908), t. I. Relevés archéologiques, Le Caire, Impr. de l’Institut français d’archéologie orientale, 1910-1912.
Lettre du 5 janvier 1908 de L. Massignon à H. Maspéro, citée par J.-F. Six, Massignon, Cahier de l’Herne, 1970, p.36.
Lettre du 11 février 1933 de L. Massignon à José Ortega y Gasset, citée par Christian Jambet (dir.), Henry Corbin, Cahier de l’Herne, 1981, p.332.
Autres textes :
Muḥammad Bahja Al- Atharī, Les savants de l’Iraq, Imprimerie Salafie d’Égypte, 1345 h. /1927. Ouvrage historique, littéraire et critique contenant les biographies des Alūsī, les hommages posthumes des savants et des lettrés.
Jacques Keryell,
– Louis Massignon : la grâce de Bagdad, Pierre Téqui éditeur, 2010.
– Louis Massignon, l’Hospitalité sacrée, Nouvelle Cité, 1987.
Daniel Massignon, Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, préf. de Jean Lacouture, Le Cerf, 2001 (1987). Le livre comprend des extraits d’une des versions de Notes sur ma conversion, rédigées en 1922 sur le conseil de son directeur spirituel, reprises en 1934.
Edouard Méténier, “Al-Alūsī family”, Encyclopaedia of Islam, THREE.
Florence Ollivry, Louis Massignon et la mystique musulmane. Analyse historiographique, méthodologique et réflexive d’une contribution à l’islamologie. Thèse sous la direction de Pierre Lory et de Patrice Brodeur, Paris Sciences et Lettres (ComUE), Université de Montréal et de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres, École Pratique des Hautes Études, soutenue le 3 décembre 2019.
Manoël Pénicaud, Louis Massignon. Le “catholique musulman”, Bayard, 2020.
VM