Les sources sur la conversion de Louis Massignon en 1908

Arrivé agnostique en Mésopotamie en décembre 1907, Louis Massignon en revient profondément catholique en juin 1908.

De cette transformation intérieure qui a fondé toute sa vie, il a laissé des écrits pour la plupart restés inédits jusqu’à leur publication en 1988 par son fils, Daniel Massignon, dans Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908. Les écrits personnels de son père (log-book jusqu’en juillet 1908, puis diaires jusqu’en 1962, journal de voyage, journal intime, Notes sur ma conversion de 1922 et divers documents : lettres, dépêches, factures, chéquier) y sont confrontés systématiquement avec les archives diplomatiques du Ministère des Affaires étrangères. Daniel Massignon a même fait traduire certains documents des archives diplomatiques depuis le turc osmanli (en caractère arabe) ou depuis l’arabe.  Ces dossiers diplomatiques avaient déjà été consultés et mentionnés par Jacques Keryell dans L’Hospitalité sacrée (1988). Les biographies postérieures s’attachent à la trame du récit filial en y ajoutant leurs propres interprétations. 

Bien des passages de cet épisode dramatique restent obscurs au vu des témoignages contradictoires livrés par les contemporains du drame, mus par des intérêts différents, acteurs de la vie politique locale, autorités turques, diplomates européens, médecins…et l’intéressé lui-même. Les rapports officiels concernant la mission en Mésopotamie, ont été communiqués par le Consul de France à Bagdad à Ferdinand Massignon, le père de Louis. En 1922, ce dernier en fait un « examen critique » mais les brûle « sur le conseil ‟excessif” de Claudel » en 1925.

La principale source de ce récit de conversion est Notes sur ma conversion. Louis Massignon les écrit pour son confesseur le Père Louis Poulin. Rédigées en 1922, elles se présentent comme un récit autobiographique en style télégraphique, avec quelques ajouts jusqu’en 1943. Ce texte est difficile à manier car il en existe plusieurs versions, dispersées, plus ou moins tronquées, non publiées, reprises différemment par les biographes.

Certains papiers ont été aussi détruits. Daniel Massignon, dans Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908  rapporte les propos de Louis Massignon: « je croyais que mon père avait détruit les trois rapports turcs transmis au Quai d’Orsay et à lui, en traduction française dactylographiés par Rouet. Mon père me les avait fait lire en 1908. Ma mère les ayant retrouvés en 1924, j’en ai rédigé un examen critique , puis les ai brûlés en 1925 sur le conseil (excessif) de Claudel. »

Louis Massignon livre publiquement un premier témoignage d’une rare beauté en répondant à l’« Enquête sur l’idée de Dieu et ses conséquences » lancée par le poète et philosophe André Dez, parue en janvier 1955, dans le n° 90 de l’Âge nouveau, une revue au tirage confidentiel. « La Visitation de l’Etranger » constitue la fin des réponses de Louis Massignon à ce questionnaire en cinq points. L’ensemble est publié dans les Écrits Mémorables, t. 1, pp. 5-7. L’autre récit public fait par Louis Massignon de sa conversion est un résumé inséré dans le texte de sa conférence sur Charles de Foucauld, Toute une vie avec un frère parti au désert, le 18 mars 1959, texte publié d’abord dans Parole donnée (1962). 

D’autres écrits sur la conversion de 1908 ont été publiés après sa mort. Le plus ancien est sans doute le récit de Paul Claudel, rédigé, le soir-même suivant les confidences de son jeune ami converti, le 3 novembre 1909. L’écrivain note : « Tout ceci m’a été dit sous le sceau du secret, mais je ne puis laisser sans notes une telle confidence ». Ce texte a été publié pour la première fois par Jacques Keryell dans Jardin donné (1993), pp.112-116. 

Les différentes correspondances de Louis Massignon sont aussi de précieuses sources, notamment celles destinées à ses amis convertis, comme Foucauld, Claudel et Maritain. En effet, sa conversion n’est pas un événement isolé ; il appartient à cette génération des « convertis de la Belle-Epoque », selon l’expression d’Henriette Psichari, sœur du converti, Ernest Psichari. L’historien du catholicisme, François Gugelot en a fourni une remarquable étude sociographique (1998) 

La conversion de Louis Massignon : trois étapes, une vie

La conversion de 1908 en Mésopotamie se passe dans un contexte politico-diplomatique fait de rivalités occidentales dans un empire ottoman déliquescent, en proie aux prémices de la révolution des Jeunes Turcs. 

La conversion de Louis Massignon ne s’est pas faite en un jour ; selon Manoël Pénicaud, elle est le fruit « d’un long et complexe processus de subjectivation » (p. 76). Ainsi, dans sa période d’incroyance, il est frappant de noter qu’à plusieurs reprises Louis Massignon tente de prier, comme ce 23 mars 1908 à Mosayyib, sur la route de Kerbala où il note « une tentative de recueillement ». La conversion en Mésopotamie en 1908, elle-même, se déroule en trois à quatre grandes étapes qui ancrent peu à peu cette expérience indicible dans le cadre du vocabulaire, des concepts et des sacrements du catholicisme. 

3 mai 1908 : la « Visitation de l’Etranger » est la première étape de son retour à Dieu. Notons qu’« en choisissant le terme évangélique de « ‟Visitation” Massignon s’inclut au sein du christianisme », (Pénicaud, p. 92). Du 1er au 5 mai, à bord du vapeur Burhaniyé, sur le Tigre, contraint de renoncer à la poursuite de sa mission archéologique (1er mai), moqué puis menacé de mort (1er mai et 2 mai), échouant à s’évader (2 mai), échappant à une tentative de suicide à l’aide d’un poignard suédois (aube du 3 mai), il note : « Peu après le coup de couteau manqué, j’avais subi un autre coup : intérieur, inouï ; suppliciant, surnaturel, indicible. Comme une brûlure du cœur, au centre. Comme un écartèlement de mes idées sur la roue de tous mes jugements passés…Presqu’une damnation. Une libération en tout cas, hors d’entre les hommes » (NC)

Nuit du 7 au 8 mai 1908 : hospitalisé à Bagdad, à l’article de la mort, il entend la récitation de versets coraniques, « aumône admirable » de ses amis Alûsi. Il expérimente alors une première forme de substitution mystique via la figure de Dj., initiales de son plus jeune serviteur, Djabbouri, dont il s’est épris lors son périple archéologique vers le château d’Al-Okheïdir. Auprès du garde armé du Consulat venu le veiller, il se sent requis « de témoigner de DIEU (ashhad Allah), au nom du monde entier, à ce moment précis : (« c’est à moi, je le voyais, qu’avait été transmis alors l’héritage de tous les saints, l’ordre de témoigner Dieu au nom de tous. ‟Et moi, me voici, je témoigne pour tous ! ”. Pris pour la deuxième dans le surnaturel, je me sens averti que je vais mourir : aube spirituel croissante, clarté sereine, m’incitant à renoncer à tout ; je me cramponne à mon bien-aimé (Dj.), me répétant, me déclarant ‟s’il m’a trahi, je veux être sincère pour deux”, et emporter son Nom avec moi pour toujours ; la clarté sereine augmente en mon âme : qu’est-ce- qu’un nom dans Sa mémoire ; Dieu me possède-t-il par cette créature infiniment mieux que moi ? Je l’abandonne à Dieu. » (NC).

Nuit du 24 au 25 juin 1908 : c’est la deuxième étape de son retour à Dieu, selon François Angelier (EM, t.1, p. XLV). Elle intervient après son hospitalisation à Bagdad, du 5 au 23 mai, et sur le chemin du retour en France par voie terrestre, via Alep, du 4 au 28 juin. Après le Dieu-juge (3 mai), il fait l’expérience du Dieu d’amour, du Dieu-Père : « Sensation déchirante, soudain de la présence de Dieu, non plus Juge mais Père, une miséricorde débordante inondant l’enfant prodigue. Je ferme doucement la porte à clef et m’étend à terre sur le carreau, pleurant enfin ma première prière, après cinq ans de sécheresse de cœur, toute la nuit. » (NC). 

Aube du 25 juin 1908. Durant le trajet en train vers Baalbek en passant par Hama et Homs, advient la troisième étape de son retour à Dieu. Il a la révélation de l’unité de l’Eglise et de la communion des Saints. « Avant Hamah, mon [guide] Baedeker à la main, assis à reculons près de la portière de gauche, j’examinais le paysage. Choc soudain, le troisième après les 3 et 7 mai, d’un surnaturel que je reconnaissais maintenant : heurt d’un seuil, entrée dans l’irrémissible, l’inéluctable (comme la tente errante qu’on va planter s’immobilise au coup de maillet fixant le quatrième piquet). Je me ressaisis, coi, humble, attentif, soumis pour la confrontation ; alors, intuition, à l’horizon mental, d’un effort de traction coordonné, à travers le monde entier, vers Dieu ; perception de la mise en marche de l’Église hissant toutes les bonnes volontés, ensemble jusqu’à l’éternité, comme Pierre tira, à Tibériade, les poissons avec son filet, sur la grève. » (NC). 

Suivent alors une série d’actes qui signe sa réintégration dans l’Eglise catholique.  Il se confesse au Père Anastase, carme de Bagdad d’origine libanaise, qui l’accompagne dans son retour en France (25 juin), dit le chapelet (nuit du 25 au 26 juin), « écoute » la messe chez les sœurs du Sacré-Cœur de Baalbek (26 juin), fait un chemin de croix à Saint-Joseph de Beyrouth (27 juin), reçoit la confession des « cas réservés » par un délégué du Pape alors à Beyrouth (28 juin) ; les « cas réservés » (suicide, homosexualité) ne peuvent en effet n’être remis que par un évêque. Il peut enfin communier en l’église Sainte-Clotilde de Paris (12 juillet). 

Interprétations et contre- expertises

Le récit de la conversion de Louis Massignon laisse des passages obscurs du fait des contradictions entre les écrits des témoins directs. D’où des interprétations qui, par souci d’objectivisation, donnent une lecture parfois réductrice des événements ou qui en minimisent le caractère spirituel profond. Rappelons-le ici, Louis Massignon sort profondément transformé de ses expériences mystiques de 1908, change de vie et y restera fidèle toute son existence, ce qui est un gage d’authenticité. 

Une erreur est souvent commise : Louis Massignon se serait converti à l’islam. Non, Louis Massignon s’est converti au contact de la foi des musulmans pour mieux retrouver la foi catholique de son enfance. Il s’est converti, non au sens de « changer de religion » mais au sens d’un changement de vie, à la manière des born again évangéliques.  Comme dit Manoël Pénicaud, sa « reconversion » s’est faite « dans le miroir de l’islam ». 

Une première interprétation attribue la « Visitation de l’Etranger » à un délire consécutif à la prise de haschich. Le médecin qui le soigne après sa tentative de suicide lui aurait donné « une cigarette de hashish qu’il avale » (Keryell, 1993, p. 102). Louis Massignon mentionne une odeur de haschich dans la nuit du 3 au 4 mai – soit après la tentative de suicide à l’aube du 3 mai et la « Visitation » du 3 mai, vers midi. Toujours attaché et gardé à bord du Burhaniyé, il dit avoir senti « une forte odeur d’herbe sèche (alpiste ou haschisch) et je fis des rêves (série de figures), ne croyant plus à ma filiation ni à mon identité » (NC). Puisqu’il est attaché, cette odeur vient probablement, soit des bords des rives du fleuve dans le cas de l’alpiste, soit dans le second cas, de la fumée de haschisch consommée par un voyageur (Pénicaud, p. 93).
Cet épisode, postérieur à la « Visitation » , est confondu avec un épisode antérieur daté du 2 mai à midi, selon l’ordre chronologique établi par Louis Massignon : « On m’apporta des fragments d’aliments qui me dégoûtèrent. Par désir d’en finir, je les mangeais. Rêvant que ce plat suspect m’était envoyé par ma Mère. Puis je demandais deux cigarettes, que j’avalais successivement, tout allumées, sans dommage, malgré les protestations de mon gardien ». (NC, citées par D. Massignon, 2001, p.27). 

L’épisode de la cigarette avalée est mentionné dans le rapport du médecin de bord, le Dr. Essad, mais situé après le repas du 3 mai et non celui du 2 mai ; notons que, si on suit ce rapport du Dr. Essad, cet épisode semble avoir eu lieu juste après « la Visitation » où Louis Massignon apparaît frappé de stupeur, attitude qui contraste avec son agitation d’avant. 

En fait, c’est le père Anastase – qui n’est pas un témoin direct des événements à bord du Burhaniyé – qui s’est imaginé que la cigarette donnée par le Dr. Essad, au déjeuner du 3 mai, contenait du haschisch « ce qui lui a donné des hallucinations » (Anastase cité par D. Massignon, 2001, p. 57). 

Une deuxième interprétation voudrait que la « Visitation de l’Etranger » soit consécutive à une crise de paludisme. « Il faut y ajouter l’expérience mystique et ses conséquences psychosomatiques sous-jacentes à une poussée de fièvre paludéenne où les manifestations nerveuses ont été importantes », selon Jacques Keryell, (1993, p.106). La chronologie des faits et les quatre rapports des médecins ne vont pas dans ce sens, même si Louis Massignon lui-même reprendra « pudiquement » cette explication dans son ouvrage, Mission en Mésopotamie. Dans Notes sur ma conversion, il signale une forte fièvre la nuit du 4 au 5 mai, donc après la « Visitation » ; mais dans son log-book, il mentionne la nuit du 6 au 7 mai, puis le 28 mai. Curieusement, aucun des médecins qui l’ont consulté ne donne ce diagnostic. 

Une troisième interprétation met en avant une série d’épisodes (tentative de suicide, ingestion de cigarettes allumées, exaltation, propos décousus…etc.) et certains rapports médicaux pour attribuer la « Visitation de l’Etranger » à un coup de folie, ce qui revient à psychiatriser une expérience spirituelle. Or, les diagnostics alors posés par les médecins se contredisent, comme le montrent ces extraits publiés par Daniel Massignon (2001, pp. 60-62). Le Dr. Essad constate : « Cependant, les traces d’excitation que l’on observait sur M.Massignon allaient en augmentant de plus en plus et son agitation prit une tournure nerveuse ». Un 2e rapport, daté du 8 mai et destiné au Consul de France à Bagdad, Gustave Rouet, établit « une forme de congestion cérébrale par l’insolation et par la fatigue du voyage. » Le rapport destiné au wali de Bagdad, daté du 22 mai, change de constat : « Ce signe de suicide et l’état d’exaltation générale et violente dans lequel il s’est trouvé au moment de son entrée à l’hôpital, nous font penser à une manie qui a éclaté sous l’influence de la fatigue morale et physique (…) très probablement chronique ». Le 4e rapport daté du 25 mai, lui aussi destiné au wali, conclut : « De tout cet exposé, il résulte que le malade est atteint de paranoïa avec délire de persécution et tentative de suicide et que son état présent a été occasionné par la fatigue du voyage en l’exposant au soleil du pays et par une alimentation insuffisante. Il est nécessaire qu’il rentre en France ». Enfin, dans son rapport au Ministère des Affaires étrangères envoyé le 18 juin, le Consul, Gustave Rouet, ne mentionne que l’insolation suivie d’une forte fièvre et non les deux autres rapports en sa possession et qui font état d’un trouble mental. 

Il semble donc qu’il ait été élaboré pour le wali, une version officielle faisant passer le jeune archéologue français pour fou, afin de le dédouaner des accusations d’espionnage, et de lui éviter l’interrogatoire par la police ottomane qui aurait pu l’incriminer, lui ou ses amis bagdadiens réformateurs. Selon Louis Massignon, cette solution – le faire passer pour fou- aurait été combinée entre son ami et secrétaire général adjoint du wali de Bagdad, Réouf Tchadjiri et le Consul de France à Bagdad. Par la suite, vers 1930, Louis Massignon le reprochera à son ami, Tchadjiri : « Ne pouviez-vous me tirer d’affaire sans me faire passer pour fou ? ». « Vous ne savez pas les difficultés que j’ai rencontrées », lui répondit-il (D. Massignon, 2001, p. 68).

L’émergence des thèmes fondamentaux de la spiritualité massignonienne : hospitalité, substitution et compassion

La conversion de Louis Massignon en 1908 est un moment fondateur de toute une vie. Il en émerge les thèmes fondamentaux de sa spiritualité : hospitalité, substitution mystique et compassion réparatrice. 

Tout d’abord, il fait l’expérience de l’hospitalité musulmane à travers les sollicitudes des Alûsi, famille noble de Bagdad : « sauvé par mes hôtes à leurs risques », comme il le dit dans sa conférence du 18 mars 1959. Ceux-ci se sont portés garants de lui lorsqu’il s’est installé, du 19 décembre 1907 au 21 mars 1908, dans le quartier arabe de Hayderkhaneh à Bagdad sans crainte d’être compromis par son activité insolite de topographe. Ils l’ont initié à la beauté de la civilisation arabo-musulmane à travers des conversations quotidiennes et introduit dans les milieux cultivés bagdadiens. Ils lui ont trouvé un chef d’escorte sûr pour sa mission archéologique. Ils sont venus le visiter dans sa détresse à l’hôpital et ont prié pour lui. Enfin, pour assurer la sécurité de son voyage de retour en France via Alep, ils ont sollicité leur cousin et chef des marchands de Bagdad, Mahmoud Tchélébi, qui mit à sa disposition une escorte armée. Tout ceci n’était pas sans risque puisque le jeune archéologue était soupçonné d’espionnage et ce, dans le contexte trouble des prémisses de la révolution des jeunes Turcs qui allait éclater le 4 juillet 1908.

  • Ensuite, Louis Massignon fait l’expérience de la substitution mystique, lors des épisodes de la nuit du 7 au 8 mai et à l’aube du 25 juin. Ce thème spirituel lui avait été révélé par l’écrivain converti, J.-K. Huysmans, alors qu’il n’avait que 17 ans, et prend alors tout son sens. Parmi les intercesseurs qui ont prié pour lui lors de sa conversion, il mentionne notamment sa mère, Huysmans, Dulac (peintre, ami chrétien de son père), Hallaj et Foucauld. Sur le bateau du retour vers la France, en juillet 1908, il ébauche un premier texte sur la substitution dans une optique de science comparée des religions : « Bouddha, théorie de la douleur : c’est un mal qu’il faut éteindre. Théorie de la personnalité : c’est une illusion. Tout est un. Mystiques occidentaux : la douleur doit être acceptée. Nul n’a le droit de nier sa personnalité, s’il ne l’a sacrifiée (Sacrifice = substitution). » (D. Massignon, 2001, p. 75). Il lit aussi les carnets de prières donnés par sa mère au moment de sa communion solennelle, un recueil de textes de mystiques français, Bossuet, Fénelon et Saint François de Sales. Lors de son périple en Mésopotamie de 1908, il a aussi emporté un exemplaire de la Sainte Lydwine de Schiedam de Huysmans, une figure de compatiente.

Enfin, les événements de 1908 l’ancrent dans la certitude de la valeur de la douleur acceptée et vécue en rachat de l’autre pêcheur, c’est-à-dire la compassion, mot qui signifie littéralement « souffrir avec ». Cette thématique n’est pas étrangère à la dévotion doloriste de son temps, mais prend tout son sens dans l’expérience déchirante de son indignité pécheresse, pardonnée et rachetée par le supplice de Jésus sur la croix, le premier des substitué et l’instrument de la Rédemption divine. D’ailleurs, la question du sens de la douleur semble l’habiter avant sa conversion. Le 25 décembre 1907, ne note-il pas : « toute trame de vie est parfilée de souffrances. Il n’est pas un fil de notre vie qui soit négligeable. Toute souffrance peut et doit être utilisée. » (cité par Pénicaud, p. 112).  

Témoignages de Louis Massignon :

« L’Étranger qui m’a visité, un soir de mai, devant le Tâq, sur le Tigre, dans la cabine de ma prison, et la corde serrée après deux essais d’évasion, est entré, toutes portes closes, il a pris feu dans mon cœur que mon couteau avait manqué, cautérisant mon désespoir qu’Il fendait, comme la phosphorescence d’un poisson montant du fond des eaux abyssales. Mon miroir intérieur me l’avait décelé, masqué sous mes propres traits – explorateur fourbu de sa chevauchée au désert, trahi aux yeux de ses hôtes par son attirail de cambriole scientifique, et tentant encore de déconcerter ses juges avec un dernier maquillage, camouflé, de toucher du jasmin aux lèvres et de kohl arabe aux yeux, – avant que mon miroir s’obscurcisse devant Son incendie. Aucun Nom alors ne subsista dans ma mémoire (pas même le mien) qui pût Lui être crié, pour me délivrer de Son stratagème et m’évader de Son piège. Plus rien ; sauf l’aveu de Son esseulement sacré : reconnaissance de mon indignité originelle, linceul diaphane de l’entre-nous deux, voile impalpablement féminin du silence : qui le désarme ; et qui s’irise de Sa venue ; sous Sa parole créatrice.»  ….
« L’Étranger qui m’a pris tel quel, au jour de Sa colère, inerte dans Sa main comme le gecko des sables, a bouleversé, petit à petit, tous mes réflexes acquis, toutes mes précautions, et mon respect humain. Par un renversement des valeurs, il a transmué ma tranquillité relative de possédant en misère de pauvresse. Par un retournement “finaliste” des effets vers les causes, des intersignes vers les archétypes, tel que la plupart des hommes ne le réalisent qu’en mourant. Et cela m’est une excuse si je ne propose plus, ici, de chercher dans les biographies des mystiques un vocabulaire technique d’ersatz, pour “entrer en présence” de Celui qu’aucun Nom a priori n’ose évoquer, ni “Toi”, ni “Moi”, ni “Lui”, ni “Nous”, et si je transcris simplement un cri, imparfait, certes, mais poignant, de Rûmî (quatrain N° 143), où le Désir divin, essentiel, insatiable et transfigurant, jaillit du tréfonds de notre adoration silencieuse et nue : la nuit.« Ce Quelqu’un, dont la beauté rend jaloux les Anges, est venu au petit jour, et Il a regardé dans mon cœur” ; “Il pleurait, et je pleurais, jusqu’à la venue de l’aube Il m’a demandé : “De nous deux, dis, Qui est l’amant ? » 

L’Idée de Dieu », L’Age Nouveau, n° 90, janvier 1955. pp. 72.74. Écrits Mémorables, t. 1, pp. 6-7


« Deux années de travail linguistique arabe et de crise morale; en Egypte, travail archéologique  avec, en marge, escapades violentes, déguisé en fellah, milieu de hors-la-loi, rage de comprendre  et de conquérir à tout prix l’islam ; Le Caire trop européen, quitté pour Bagdad; là, chef de mission archéologique officielle, mais vie ascétique, camouflé, sous protection, amân, d’une famille arabe de nobles musulmans ; en vague costume d’officier turc permissionnaire, chevauchée au désert à la recherche d’une ruine entre Kerbala et Nedjef ( al-Okhaydir) ; pris au piège (préparatif de la Révolution turque, 1908), arrêté comme espion, frappé, menacé d’exécution, essai de suicide par horreur sacrée de moi-même, recueillement soudain, les yeux fermés devant un feu intérieur qui me juge et me brûle le cœur, certitude d’une Présence pure, ineffable, créatrice, suspendant ma sentence à la prière d’êtres invisibles, visiteurs de ma prison, dont les noms frappent ma pensée : le premier nom, ma mère (alors priait à Lourdes), le cinquième, le nom de Charles de Foucauld. Sauvé par mes hôtes, à leurs risques : Dak-hâla, Ijara, Diyâfa, à travers mille embûches, retour en France (…) 
Moi aussi déguisé, traité d’espion (observateur indiscret), sauvé par mes hôtes, mais pas seulement par des vivants (un mort, Hallaj, le martyr mystique de l’islam, mort crucifié pour le pur amour de Dieu : j’en ferais une thèse de doctorat ; entrevue dès le Caire). Ma première et tremblante prière, en arabe, en prison, donnée par vœu au salut d’un ami musulman, renégat désespéré, et à travers Hallaj et lui, à tous mes amis musulmans. « Celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé » (Péguy). »

«Toute une vie avec un frère parti au désert», conférence du 18 mars 1959, Louis Massignon; Parole donnée, 3e édition,Le Seuil, 1983, p. 66-67; Écrits Mémorables, t. 1, p.128


« Une conversion est chose grave ; elle force à regarder la Dette qui a été payée pour nous, chargeant Celui qui l’a assumée, pensant sur son front avec la couronne, sur ses épaules avec la croix. […] Une conversion force à regarder derrière soi tout le péché commis, à le juger et à le condamner, car il n’y a point de conversion sans inversion préalable, ni de pardon donné sans dam subi. Ma Dette est là, devant moi, transmuée par le Rédempteur en dette d’amour. »

Lettre à Paul Claudel du 31 octobre 1908, Correspondance (1908-1953), p.47


« La “conversion” n’est pas un certificat de transit que nous collons sur la conscience des autres, c’est un approfondissement de ce qu’il y a de meilleur dans leur loyauté religieuse actuelle que notre catalyse peut déterminer en eux, au cours du travail commun; pourvu que notre masque de substitués nous fasse devenir réellement “leurs”, par la compassion, le transfert des souffrances, et ajoutons hardiment, des espérances ».

« L’honneur des camarades de travail et la parole de vérité » (1961), Écrits Mémorables, t. 1, p. 35



Sources :

Notes sur ma conversion de 1922, avec ajouts jusqu’en 1943, texte inédit dactylographié (NC). Il subsiste plusieurs versions, plus ou moins complètes, dispersées  dans des archives publiques ou  privées et non publiées.

BNF Manuscrits:  Fonds Massignon (NAF 28658) Diaires et autres documents familiaux, Fonds Henri Massis NAF 28765: Notes et trasncription d’un entretien avec  Louis Massignon sur sa conversion de 1908.

Archives diplomatiques du Ministère des Affaires étrangères (Dossier « Turquie – Mission archéologiques en 1907-1908 » et dossier « Massignon » provenant du Consulat de Bagdad)

Archives nationales (fonds Instruction publique, Division des sciences et lettres F/17/17225 à 17294. Missions (service des missions). 1890-1945
Document “Confession”, cote F/17/ 17278, texte non daté, datable de 1922, occultant noms de personnes,  comparé par Gérard Khoury avec la version de 1922 des « Notes sur ma conversion » édités par Daniel Massignon.

 » La Visitation de l’Etranger », récit de conversion de Louis Massignon, publié dans « Enquête sur l’idée de Dieu et ses conséquences », l’Âge nouveau, n°90, janvier 1955, texte repris dans Écrits Mémorables, t.1, pp. 5-8



Bibliographie :

« Toute une vie avec un frère parti au désert », conférence du 18 mars 1959, publiée dans Louis Massignon, Parole donnée, 3e édition, Le Seuil, 1983, pp. 63-72 et Écrits Mémorables, t. 1, pp. 125-132

Daniel Massignon,  Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, Préface de Jean Lacouture, 81 p, Cerf, 2001, (réédition de Islamochristiana, n° 14, 1988, pp. 127-199 et 4 planches.)

Autour d’une conversion. Lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase de Bagdad. Textes choisis et annotés par Daniel Massignon, préface de Maurice Borrmans, Cerf, 2004

Paul Claudel, Louis Massignon, Correspondance (1908-1953), présentée et annotée par Dominique Millet-Gérard, postface de Michel Malicet, nouvelle éd. renouvelée, 1908-1914, et augmentée, 1915-1953, Gallimard-Les Cahiers de la NRF, 2012

Christian Destremeau, Jean Moncelon, Massignon, Plon, 1994, pp. 42-81

Jacques Keryell,
– Louis Massignon. L’Hospitalité sacrée, Edition de la Nouvelle Cité, 1988, pp. 36-54
– Jardin donné. Louis Massignon à la recherche de l’absolu, Editions Saint-Paul, 1993

Manoël Pénicaud, Louis Massignon, le « catholique musulman », Bayard, 2020,  pp. 73-134

Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, CNRS éditions, 2010 (1998)

BM