« Dans cette expérience vitale du sacré chez les autres, Foucauld m’a été donné comme un frère aîné et m’a fait trouver, dans tous les êtres humains, en commençant par les plus abandonnés, mes frères », dira Louis Massignon.
Ancien élève de Saint-Cyr à la vie dissolue puis officier de cavalerie dans le sud oranais, le vicomte Charles de Foucauld démissionne de l’armée coloniale pour se lancer en 1882-1883 dans l’exploration du Maroc, déguisé en rabbin ashkénaze.
La foi en la transcendance des musulmans est un choc. Il fait l’expérience déterminante de l’hospitalité musulmane, comme le fera Louis Massignon.
Charles de Foucauld se » convertit » en 1886, revenant à la foi catholique de son enfance, sous l’effet de l’Islam, par » sommation de l’Islam « , comme le dira Louis Massignon, qui se convertira en 1908 , comme Foucauld, par et dans la rencontre de l’islam.
Il fait une expérience monastique à La Trappe de Notre-Dame-des-Neiges en Ardèche, avant de séjourner longuement en Terre sainte, notamment à Nazareth. Devenu Charles de Jésus, il est ordonné prêtre à Viviers en 1901 et décide de partir s’installer à Beni-Abbes en Algérie pour se consacrer « aux brebis perdues, aux âmes les plus abandonnées». Il confie à son ami Henry de Castries, dans une lettre du 8 juillet 1901:
« L’islam a produit en moi un profond bouleversement… La vue de cette foi, de ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines ».
En 1905, il fonde un nouvel ermitage à Tamanrasset dans le Hoggar où il partage le mode de vie des Touaregs, étudiant leur langue berbère et tâchant, sans succès, de les évangéliser, jusqu’à son assassinat, le 1er décembre 1916.
Jeune étudiant de 23 ans, L. Massignon le contacte en 1906 pour lui remettre, par l’intermédiaire d’Henry de Castries et du général Hubert Lyautey, son mémoire sur le Maroc à l’époque de Léon l’Africain. Foucauld le félicite aussitôt, ajoute qu’il prie pour lui, mais le jeune homme en pleine période d’incroyance, ne répond pas, expliquant dans ses Notes sur ma conversion:
« J’avais perdu toute foi, mais cette aumône de pauvre fut acceptée. Puis oubliée.
Le début de leur relation est un rendez-vous manqué.
Le 29 novembre 1908, « après deux années de travail linguistique arabe et de crise morale », sa conversion en Mésopotamie, et son vœu de chasteté, il n’hésite plus à reprendre contact avec Charles de Foucauld. Comme lui, Louis est revenu à la foi chrétienne sous l’influence de l’islam. Comme lui, il partage le même penchant pour le sacrifice et l’abandon de soi, par amour d’autrui. Comme lui, il a traversé avant sa conversion des phases de vie «dévoyée», non conformiste, et commis des « péchés de chair ». Comme lui, il s’obsède à s’en détacher et à les expier.
De 1908 à 1916, une amitié spirituelle indéfectible va unir ces deux hommes, malgré leurs 25 ans d’écart, à travers une intense correspondance, comme le décrit L. Massignon dans sa conférence de 1959, Toute une vie avec un frère parti au désert :
« J’avais besoin qu’il me communique, par contact spirituel, avec des mots très simples, entretiens et lettres – son initiation expérimentale à la compréhension vraie de la condition humaine, sa science expérimentale de la compassion qui le penchait, le vouait aux humains les plus abandonnés. Car mon expérience personnelle me faisait sentir que les plus abandonnés des hommes (…) ce sont les musulmans: ces mystérieux exclus des préférences divines dans l’histoire, fils d’Abraham pourtant, mais chassés au désert avec Ismaël et Agar. »
Foucauld, en quête d’un successeur, tente de convaincre son cadet de le suivre au désert, touchant en plein cœur les désirs et les déchirements de la vocation du jeune savant, tiraillé entre carrière scientifique et aspiration au sacerdoce. Se joue alors l’un des plus ardents dilemmes de la vie de Louis Massignon qui choisira in fine de rester dans le siècle. Cela ne les empêchera pas de demeurer en union de prières jusqu’à leur mort.
Leur première rencontre en tête à tête a lieu en février 1909. De passage à Paris, dans le but d’obtenir l’approbation épiscopale de son Union de prières, l’ermite du Hoggar rend visite à «ce jeune homme si distingué et si chrétien». Il l’entraîne pour une nuit d’adoration au Sacré-Cœur. «Dès ce moment-là, chaque Angélus, l’un pour l’autre, unissait notre pensée. »
Très vite, Foucauld l’invite à le rejoindre en évoquant la possibilité du sacerdoce tant désiré, comme le rapporte Louis Massignon:
«Dans une lettre pressante, avec une gradation mesurée, le 8 septembre 1909, il me marquait l’importance scientifique puis l’intérêt humanitaire, puis l’idéal de vie chrétienne à partager sur place avec lui, enfin la participation à son sacrifice: « Vous travailleriez avec moi et nous prierons ensemble durant ma vie. Vous prendriez ma place et me succèderiez quand l’heure serait venue. »
Dans cette lettre, Foucauld y détaille sa proposition:
« Si vous le voulez, vous y aurez plus : une vie monastique devant Dieu, et une vie d’apostolat devant Dieu, tout en n’étant devant les hommes autre chose que la vie studieuse d’un Savant… Vous y aurez plus encore, si JÉSUS le veut : Si l’Époux commun de nos âmes vous appelle, comme Il m’y a appelé malgré mon indignité, à la grâce du Sacerdoce, vous pourrez faire vos études théologiques chez moi presque complètement et allez ensuite recevoir les Sts Ordres, de telle manière que ce soit ignoré de tous, ce qui vous permettrait de faire un grand bien. En nos temps de persécution il serait très utile d’avoir des prêtres dont la qualité de prêtre reste secrète et qui puissent pénétrer sans obstacle, sous l’apparence d’un Savant, d’un commerçant, d’un agriculteur, là où on ferme la porte aux prêtres. Prêtre en réalité, Savant aux yeux du monde, vous travailleriez avec moi et nous prierions ensemble durant ma vie, vous prendriez ma place et me succéderiez quand l’heure serait venue tout en étant laïc aux yeux des hommes. »
Une fois devenu secrètement prêtre, il maintiendrait une présence chrétienne parmi les musulmans, tout en développant l’Union, groupe de prière qu’il vient de créer.
Profondément tenté, le jeune homme reporte sans cesse sa décision. En plein travail de thèse, il renonce à un premier séjour, au grand soulagement de son père qui redoute qu’il ne devienne ermite.
« Grand effroi. Directeur méfiant (Foucauld gyrovague), Mère désolée (me veut marié), Père fermé (non chrétien), thèses inachevées » écrira-t-il dans une note retirée de Parole donnée, et révélée plus tard par Vincent Monteil dans Le linceul de feu.
Dans une lettre du 12 octobre 1909, Paul Claudel le soutient en pleine crise existentielle : « Ma pensée est avec vous dans cette dure lutte de la vocation, aussi sévère que celle de la conversion. Mais c’est là une bataille qu’on livre tout seul comme celle de la mort. »
Finalement, en 1913, à 30 ans, L. Massignon sent « s’éloigner de ma vie, celle du SAHARA, où pourtant Foucauld m’appelle. Ce désert berbère est si différent du désert arabe, plus musulman, où j’avais retrouvé Dieu ».
Leur approche de l’Islam est divergente. Charles de Foucauld vit parmi les Touaregs mais connait mal l’Islam. Il cherche à les convertir.
« Il me semble qu’avec les musulmans, la voie soit de les civiliser d’abord, de les instruire d’abord, d’en faire des gens semblables à nous. Ceci fait, leur conversion sera chose presque faite elle aussi, car l’islamisme ne tient pas devant l’instruction… Il tombe comme le jour devant la nuit. »
Comme Louis Massignon le dira plus tard :
« Il ne lui fut pas donné d’entrer dans l’islam axialement… Il subissait la formation coloniale de son temps. »
Charles de Foucauld, déçu, approuve le choix de Louis Massignon de se marier et de fonder une famille. Ils se voient une dernière fois le 1er septembre 1913. L. Massignon présente à Foucauld l’abbé Fontaine, dernier confesseur de Huysmans, autre figure tutélaire. Le lendemain, dernier rendez-vous manqué à l’église des Carmes, où il aurait dû servir la messe de Foucauld qui se sent abandonné. Le jour de ses fiançailles, le 14 octobre, le jeune homme adhère à l’Union de Prières.
Leur correspondance s’intensifie pendant la guerre, l’abbé encourageant son ami à aller au front. Le 1er décembre 1916, il lui écrit une dernière lettre, avant d’être tué à la porte de son bordj. Deux mois plus tard, le 27 janvier, le jeune soldat apprend cette mort tragique sur le front serbe.
Choisi par Foucauld comme exécuteur testamentaire, il va jouer un rôle de premier plan dans la perpétuation de son œuvre. Il restera fidèle toute sa vie à ce « frère aîné », veillant sur son héritage spirituel et donnant des conférences pour faire connaître son témoignage en France et à l’étranger lors de ses innombrables déplacements professionnels. Dès le début, il contribue à sauver l’Union des frères et sœurs du Sacré-Coeur de Jésus. Il est aussi à l’origine de la grande biographie écrite par René Bazin, en 1921, qui rendra célèbre Charles de Foucauld.
En 1927, il demande officiellement au pape sa béatification, ce qui prendra plus d’un siècle, à cause de la complexité du personnage de Foucauld, mais aussi de la Guerre d’Algérie. En 1928, il fait publier son Directoire. En 1947, il crée et anime la Sodalité du Directoire en sus des différents groupes déjà existants.
En 1949, l’Académie des sciences coloniales demande au pape de faire de Foucauld le saint patron de la colonisation. L. Massignon démissionne avec fracas de cette académie et se bat contre cette interprétation.
En janvier 1950, il réalise son rêve sacerdotal, promis en 1909 par Foucauld : il est ordonné prêtre de rite melkite sous le sceau du secret. En octobre, il se rend avec son épouse en pèlerinage à Tamanrasset et dans l’ermitage de l’Acekrem, presque quarante ans après son renoncement au désert. Sur place, il passe une nuit de prière en union mystique avec l’abbé.
En novembre 1955, il participe à une importante réunion à Béni-Abbès sur le devenir des groupes foucaldiens parmi lesquels il fait valoir la Sodalité du Directoire, avant d’en transmettre la responsabilité au père Jean-François Six l’année suivante.
Dans le contexte des décolonisations et de la Guerre d’Algérie, son engagement foucaldien s’intensifie, prenant une pleine dimension publique et politique. L’utilisation de la figure de Foucauld par les partisans de l’Algérie française entraîne la suspension de la procédure de béatification par le pape Pie XII en 1958. Le 17 février, lors d’une conférence sur Foucauld au Centre catholique des intellectuels français, L. Massignon est frappé et blessé par des partisans de l’Algérie française qui crient « Massignon trahison ! » et lui arrachent le cahier contenant les lettres reçues de son aîné.
En retour, le 18 mars 1959, Edmond Michelet, Garde des Sceaux, organise à la Sorbonne une cérémonie pour le centenaire de Foucauld. Devant plus de deux mille personnes et sous la surveillance de vigiles, L. Massignon donne sa conférence Toute une vie avec un frère parti au désert : Charles de Foucauld, recadrant contextes de l’époque et réalités du terrain :
« Le monde religieux a été saturé de publications mettant l’accent sur cette correspondance « coloniale de Foucauld« , candidat à la béatification comme « saint de la colonisation« (ce qui m’a fait me retirer d’une académie des sciences coloniales). Qu’il ait été plus que souvent « feuilleté » comme un répertoire d’informations par ses anciens camarades de l’armée, soit ; on sait qu’il s’y refusait, montant à Acekrem, chaque fois que cela risquait de livrer ce secret sacerdotal à garder envers l’étranger, secret encore plus sacré que celui de la confession sacramentelle. Foucauld n’a jamais été un espion. » (…)
« C’était mon très cher ami Charles de Foucauld. Nous avons en ce moment-ci des gens qui, ne sachant comment faire pour justifier leur politique en Afrique du Nord, vont chercher des phrases de cet homme, qui sont en effet des phrases coloniales, de l’époque coloniale, pour dire qu’actuellement il se conduirait en Algérie tout comme se conduisent certaines autorités de l’ordre. Foucauld ne l’aurait pas fait. Je l’ai connu au-delà de ce que peut être la connaissance mondaine, car j’ai été son héritier. Non pas que je le désire, non pas que je le veuille ; mais parce qu’il me l’avait demandé, parce que Dieu le lui avait demandé. Alors je suis obligé de le défendre quand on dit que c’est un homme qui a voulu apprivoiser les musulmans, pour en faire des chrétiens par un tour de passe-passe et, si ça ne réussissait pas, en appelant à son secours la force. C’est tout à fait autre chose. »
Lancée dix ans après sa mort, en 1927, interrompue en 1958, la procédure de béatification aboutira en 2005, sous le pontificat de Benoît XVI. La procédure de canonisation est ensuite lançée et fait débat, Foucauld étant associé à la conquête coloniale par ses détracteurs.
Suite à l’autorisation donnée le 26 mai 2020 par le pape François à la publication de huit décrets de la Congrégation pour les causes des saints, Charles de Foucauld est canonisé le 15 mai 2022 sur la place Saint-Pierre de Rome à Rome.
VM
Bibliographie :
Textes de Louis Massignon :
Ecrits Mémorables, t. 1, « Charles de Foucauld », pp. 91-133, dont « Toute une vie avec un frère parti au désert : Foucauld », pp.125-133, texte de sa conférence lue le 18 mars 1959, à la Sorbonne, pour le centenaire de sa naissance.
Notes sur ma conversion, rédigées en 1922 sur le conseil de son directeur spirituel, reprises en 1934, partiellement publiées in Daniel Massignon, Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, Le Cerf, 2001
Lettre à Paul Claudel du 12 octobre 1909, Correspondance Paul Claudel – Louis Massignon (1908-1953), présentée et annotée par Dominique Millet-Gérard, postface de Michel Malicet, nouvelle éd. renouvelée, 1908-1914, et augmentée, 1915-1953, Gallimard -Les Cahiers de la NRF, 2012, p. 73.
« Foucauld au désert devant le dieu d’Abraham, Agar et Ismaël », texte d’une conférence prononcée en 1956, publié dans Les mardis de Dar el-Salam, numéro thématique Charles de Foucauld, Vrin, 1959, repris dans Opera Minora, III, p. 772, et le Bulletin de la Société des Amis de Louis Massignon, 19, 2006, pp. 35-51.
Bulletin de la Société des Amis de Louis Massignon, 19, 2006, pp. 11-27. Quatre lettres inédites de Louis Massignon à Charles de Foucauld arrivées à Tamanrasset après sa mort, ont été renvoyées à L. Massignon qui les a gardées sans les ouvrir, découvertes par François Angelier dans un dossier d’archives liées à l’histoire des associations Foucauld. Ces quatre lettres sont les seules retrouvées à ce jour. 86 lettres de L. Massignon à Foucauld ont disparu.
Textes de Charles de Foucauld :
L’aventure de l’amour de Dieu – 80 lettres inédites de Charles de Foucauld à Louis Massignon, sous la direction de J.F. Six, Le Seuil, 1993, dont la lettre à Louis Massignon du 8 septembre 1909, p. 63.
Charles de Foucauld, Lettres à son ami Henry de Castries 1901-1916. Sa vie au Sahara, réflexions sur l’Islam, présenté et mise en texte de Brigitte Cuisinier et Jean-François Six, Paris, Nouvelle Cité, 2011, dont la lettre du 8 juillet 1901, p. 53.
Textes sur Charles de Foucauld :
Bulletin Trimestriel des Amitiés Charles de Foucauld, Editions Les Amitiés Charles de Foucauld.
Affergan Francis, « Inversion et conversion : les modèles de l’altérité chez Foucauld et Massignon », Critiques anthropologiques. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1991, pp. 50-67.
Bazin René, Charles de Foucauld. Explorateur au désert, ermite au Sahara. Paris, Plon, 1921 (2 vol).
Louis Kergoat, dit Frère Saïd, Frères contemplatifs en zone de combats : Algérie 1954-1962 (Willaya IV), L’Harmattan, 2005, 272 p., 24 €.
Christian Salenson, Témoins de l’À-venir, Charles de Foucauld, Louis Massignon, Christian de Chergé, Ed. Chemins de dialogue, 2021, 318 p., 20 €.
Six Jean-François, Serpette Maurice, et Sourisseau Pierre, Le Testament de Charles de Foucauld, Fayard, 2005.
Six Jean-François, Le grand rêve de Charles de Foucauld et Louis Massignon, Bussière, Albin Michel, 2008, 374 p.
« La canonisation de Charles de Foucauld serait un déni d’histoire », article de Ladji Ouattara, Le Monde, 2 juillet 2020.
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Archives
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