Louis Massignon est l’un des premiers à avoir mobilisé  la figure d’Abraham comme trait d’union entre les trois monothéismes. En attestent les travaux de l’historien Guy Stroumsa, titulaire de la chaire d’Études Abrahamiques à l’Université d’Oxford de 2009 à 2013. Ce dernier identifie explicitement l’islamologue catholique français comme l’un des précurseurs de ce mouvement de pensée : « La genèse de l’idée de “religions abrahamiques” n’est nulle part mieux illustrée que dans les obsédantes Trois Prières d’Abraham du grand orientaliste Louis Massignon » . Ce n’est donc qu’au 20e siècle qu’Abraham a servi à essayer de rapprocher, dans une perspective inclusiviste, des systèmes religieux jusque-là incompatibles. Auparavant, chacun des monothéismes avait « revendiqué un droit exclusif sur Abraham » .

Un court retour en arrière s’impose : l’apparition du terme « abrahamique » ne remonte pas à plus de deux siècles. Et ce n’est que très progressivement que l’abrahamisme a peu à peu acquis une portée universaliste, par-delà les monothéismes. Dans ses travaux, l’historien Mark Silk retrace l’évolution de la notion, notamment dans le monde protestant anglo-américain (2015). Avant le 20e siècle, l’abrahamisme était utilisé comme un « véhicule d’exclusion basé sur une idéologie de supériorité » ajoute Aaron Hughes . La situation va changer au 20e siècle, préfigurant d’ailleurs l’émergence de ce qui deviendra le dialogue des religions. Dans la première moitié de ce siècle, cet exclusivisme radical s’est notamment traduit par un antisémitisme très virulent, ce qui fera dire au pape Pie XI, le 6 septembre 1938 à Bruxelles : « Spirituellement, nous sommes tous des sémites », pour condamner cette hostilité viscérale envers les juifs qui culminera pendant la Shoah. Louis Massignon reprendra d’ailleurs souvent à son compte cette formule du souverain pontife. C’est précisément à partir des années 1930, que plusieurs intellectuels catholiques et islamologues, dont Louis Massignon, Roger Arnaldez, Youakim Moubarac, parlent de « religions abrahamiques » pour désigner les trois monothéismes en soulignant leur racine commune : Abraham. Ce dernier incarnerait de facto un lien inter-monothéiste, en incluant l’islam comme partie-prenante du dessein de Dieu, ce qui n’était pas du tout admis, ni même concevable à l’époque.

Le patriarche Abraham (ou le prophète Ibrahim en islam) est la clé de voûte de l’abrahamisme prôné par Louis Massignon. Ce dernier entretient un lien filial, mystique et quasi organique avec ce « père des monothéismes ». Après avoir longuement étudié en profondeur la figure de Hallâj dans le cadre de sa thèse doctorale, il semble s’intéresser de plus en plus à Abraham au tournant des années 1930. Il a alors déjà commencé à rédiger trois textes majeurs qu’il compilera sous le titre des Trois prières d’Abraham, nées de ses méditations sur trois épisodes bibliques : l’intercession du Patriarche pour sauver les justes de la ville de Sodome (Gn 18,22-33), la prière pour Ismaël à Beersheba (Gn 21,9-21), ainsi que le sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah (Gn 22,1-19). Les deux premiers textes sont plus ou moins finalisées en 1927, mais le troisième demeurera inachevé. Dès 1929, il distribue sous le manteau des exemplaires de sa la Prière sur Sodome, puis de l’Hégire d’Ismaël en 1935. L’importance d’Abraham se traduit aussi dans son choix, en 1931, du nom arabe d’Ibrahim lorsqu’il prend l’habit de tertiaire franciscain, au côté de son amie Mary Kahîl. Sur le plan mystique et personnel, le thème abrahamique l’habite de plus en plus, au point de se voir lui-même en songe, lors d’une nuit de 1938, enveloppé d’un « linceul de feu », comme Abraham dans l’épisode de l’épreuve du feu relaté dans le Coran (21,69). Ne peut-on pas y voir une sorte « d’auto-identification au patriarche » ? De plus, la tragique disparition de son fils aîné, Yves, en 1935, l’a peut-être intimement rapproché d’Abraham qui avait accepté de perdre son fils Isaac .

L’abrahamisme massignonien doit aussi être rapproché de l’idéal d’hospitalité qui est un pilier central de sa spiritualité. La vaste production littéraire – académique ou spirituelle – de Louis Massignon  contient d’innombrable références à l’épisode – à la fois relaté dans la Bible et dans le Coran – de Mambré lors duquel le patriarche reçoit inconditionnellement trois étrangers passant devant sa tente. Louis Massignon sera toutefois profondément affecté par les conflits suscités en Terre sainte par la création de l’État d’Israël en 1948, générant des déplacements de plusieurs centaines de milliers de réfugiés palestiniens. Dans ce contexte, l’abrahamisme spirituel massignonien se retrouve particulièrement ébranlé et prend chez lui une nouvelle tournure plus politique. Le promoteur de la réconciliation abrahamique s’engage alors dans un combat politique pour défendre le sort de ces réfugiés, combat qui ne sera pas toujours compris de ses proches. Il n’en demeure pas moins qu’Abraham et l’abrahamisme vont devenir un emblème de son action à la fois spirituelle et militante.

Dans les faits, Louis Massignon s’est employé à mettre en pratique cet abrahamisme. Dans le cadre du pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants qu’il fonde en Bretagne en 1954-1955, il initie par exemple un « méchoui d’Abraham » pour rassembler chrétiens et musulmans. En invitant des ouvriers musulmans à participer à un petit pèlerinage catholique dédié à ces saints communément vénérés par les uns et les autres, il instaure un sacrifice de moutons « à la façon d’Abraham » .

Chez Louis Massignon, la convocation de l’abrahamisme est synonyme de l’absolue nécessité de la « réconciliation » des enfants d’Abraham (la notion de dialogue n’existe pas encore), dans un horizon à la fois eschatologique (en lien avec la fin des temps et le Jugement Dernier) et aussi politique (ici et maintenant). Cet abrahamisme massignonien anticipe en partie et va préparer le dialogue interreligieux que va promouvoir le Concile de Vatican II. D’ailleurs, la figure d’Abraham est explicitement mobilisée dans paragraphes 3 et 4 de la célèbre déclaration Nostra Aetate sur les relations de l’Église catholique avec les religions non chrétiennes, qui reconnaît explicitement cette racine abrahamique commune, à la fois dans la religion musulmane et dans la religion juive.

Signalons cependant qu’elle été adoptée in extremis, car il n’était pas prévu au départ d’inclure les relations avec l’islam qui s’est avérée être « l’invité de la dernière heure », selon l’expression de l’historien Dominique Avon . Approuvée par 2 221 voix contre 88, cette déclaration est promulguée par le pape Paul VI le 28 octobre 1965. Soulignons la tendance abrahamique du souverain pontife qui, avant d’être élu pape, aurait été secrètement membre de la Badaliya, ce groupe de prière fondé par Louis Massignon et Mary Kahîl, destiné à ce que des chrétiens prient pour le salut des musulmans, et qui a été un lieu d’expression de premier plan de l’abrahamisme massignonien.

Ce mouvement de l’abrahamisme a donc préparé le changement de cap théologique opéré par l’Église catholique. La notion d’« enfants d’Abraham » se voit popularisée à l’échelle internationale, par exemple à travers l’ouvrage emblématique Sons of Abraham. Jews, Christians and Moslems  de James Kritzeck, lui-même élève de Louis Massignon et croyant catholique, devenu islamologue à l’université de Princeton. Parallèlement, le dialogue des religions connait un essor important et plusieurs initiatives abrahamiques vont naître, à l’instar de la Fraternité d’Abraham, association trilatérale fondée pendant la Guerre des Six Jours en juin 1967, qui promeut le dialogue interreligieux, au nom d’Abraham. Parmi les fondateurs, on compte des personnalités qui ont bien connu Louis Massignon, dont Jean Daniélou (jésuite et futur cardinal), André Chouraqui (écrivain et homme politique juif), Hamza Boubakeur (musulman et recteur de la Mosquée de Paris). Cette association aura un fort retentissement dans le milieu naissant du dialogue, tout au moins en France.

Certes, l’abrahamisme est un mouvement qui a été remis en question depuis, de la même façon qu’un certain type de dialogue des religions qui a eu tendance à ne mettre en avant que les points communs entre les monothéismes, au détriment de leur divergences et incompatibilités qui étaient minimisées. En résumé, cela revenait bien souvent à simplifier les choses en clamant « nous avons le même Dieu », ce que l’abrahamisme (« nous avons un ancêtre commun : Abraham ») a pu contribuer à promouvoir. Mais cette époque est de nos jours dépassée dans le sens où chaque courant religieux revendique une identité et une appartenance propres, tout en se révélant enclin au dialogue et aux échanges. Il n’en demeure pas moins que l’abrahamisme continue de se prolonger jusqu’à nos jours, par exemple à travers l’œuvre d’un autre disciple de Louis Massignon, le jésuite Paolo Dall’Oglio qui avait fondé en 1991 en Syrie une communauté monastique appelée al-Khalil (l’Ami de Dieu, en arabe) en référence à Abraham et dont l’un des piliers est le dialogue islamo-chrétien. Même peu nombreux, les membres de cette communauté continuent de vivre l’hospitalité et l’abrahamisme au fondement de leur charisme.

Manoël Pénicaud


 

Citations

« Entrée dans le Tiers-Ordre franciscain (9/11/31), sous le nom d’Abraham, dont j’ai enfin compris la protection souveraine sur toute ma vie »

Louis Massignon, Note sur ma conversion (inédit), cité dans Louis Massignon. Le « catholique musulman », 2020, p. 312


 

« Refait chrétien, depuis vingt-sept ans — la joie m’a été donnée, trois fois par jour, à chaque Angelus — de prier, en pénitent que son adoption a sauvé, la triple prière patriarcale d’Abraham, père de tous les croyants : pour Sodome, pour Ismaël, pour Isaac. Et les promesses, les épis, déjà, de cette triple intention spirituelle s’alourdissent assez, le long de ma route, pour qu’aujourd’hui, aux passants que je croise, je les tende à genoux, afin qu’ils en froissent ces prémices »

Louis Massignon, « Les trois prières d’Abraham », Dieu Vivant, XIII, 1949, p. 23


« “Badaliya”, en arabe, c’est “remplacement, échange avec le soldat tiré au sort” ; et c’est aussi devenir un des “abdâl”, une de ces pierres d’angle rejetées, humbles et cachées, de la Communauté des vrais Croyants au Dieu d’Abraham, qui, imitant Abraham en son intercession, partagent avec lui, selon la légende immémoriale en Islam, de siècle en siècle, l’écrasant (et obscur) honneur de participer à la réconciliation du monde pécheur avec son juge. Car c’est là notre vocation. » 

Louis Massignon, Badaliya, 2011, p. 60


« Nous pensons que la réalité de l’existence historique du “père de tous les croyants”, Abraham, est attestée précisément par trois solennelles prières d’Abraham, encore inachevées ; celle qu’il fit pour sauver Ismaël dans son exil, Isaac dans son sacrifice, et les hôtes de Loth dans leur damnation même. »

Louis Massignon, résumé de sa leçon de 1953-1954 sur « Les convergences de la prière abrahamique, à travers les tendances dogmatiques respectives : de l’Islam, de la Chrétienté, et d’Israël » Écrits Mémorables, 2009, I, p. 847


« L’hospitalité n’est pas un truc pour voyager sans danger, c’est le geste d’Abraham devant les Trois Anges, et le repas, béni, avec eux. »

Lettre de Louis Massignon à Mgr Plumey, évêque du Cameroun, du 1er septembre 1962, cité dans Le réveil des Sept Dormants, 2016, p. 53


« J’ai eu dès ce soir-là, ce sentiment que j’ai toujours eu depuis quand je l’ai rencontré : c’est que le temps n’existe pas pour lui. Il était le contemporain d’Abraham. Le Christ disait : “Avant qu’Abra- ham fut, je suis”, Massignon aurait pu dire : “Quand Abraham était, moi aussi j’étais.” »

François Mauriac, « Hommage à Louis Massignon », France Culture, 18 novembre 1967.

 


 

Bibliographie

Roger, Arnaldez, « Abrahamisme, islam et christianisme chez Louis Massignon », Louis Massignon, Paris, Cahiers de L’Herne, 1970, pp. 123-125.

Dominique Avon, « L’islam, invité de la dernière heure au concile », Les Frères prêcheurs en Orient. Les dominicains du Caire (années 1910-années 1960), Paris, Cerf, 2005, pp. 777-778

Aaron Hughes, Abrahamic Religions: On the Uses and Abuses of History, Oxford: Oxford University Press, 2012, p.55

James Kritzeck, Sons of Abraham. Jews, Christians and Moslems, Baltimore, Helicon Press, 1965

Louis Massignon, Les Trois Prières d’Abraham, Paris, Éditions du Cerf, 1997

Mathias Morgenstern and Manoël Pénicaud « Abraham », in D. Albera, M. Crivello, M. Tozy (dir.), Dictionnaire de la Méditerranée, Arles, Actes Sud/MMSH, 2016, pp. 31-34

Youakim Moubarac, Abraham dans le Coran. L’histoire d’Abraham dans le Coran et la naissance de l’Islam , Paris, Vrin, 1958.

Manoêl Pénicaud, « Paradoxical Abraham: An Essay on Inter-Monotheistic Hospitality, Dialogue, and Hostility », in Jonathan Laurence and Karen Barkey (dir.), Handbook on Religious Toleration in Comparative Perspective, New York, Springer, 2024

Manoêl Pénicaud, Louis Massignon, le catholique musulman, Bayard,  2020, pp. 216,296

Mark Silk, « The Abrahamic Religion as a modern concept » in Adam J. Silverstein and Guy G. Stroumsa (dir.), The Oxford Handbook of the Abrahamic Religions, Oxford University Press, 2015, pp. 71-87

Guy Stroumsa, Religions d’Abraham. Histoires croisées, Paris, Labor et Fides, 2017, pp. 53,55